Je travaillais à mi-temps dans une petite librairie canadienne, proche de Notre-Dame, à Paris, mais mon vrai métier, c’est la nuit et je l’exerce en travesti, non, je plaisante, je viens juste d’écouter la chanson d’Aznavour “Je me voyais déjà”, et mon esprit a fait l’association avec l’autre chanson “Comme ils disent”. Ne me demandez pas pourquoi mon esprit saute du coq à l’âne, je ne le contrôle qu’à mi-temps. En réalité, je suis artiste peintre. Avec les toiles que je vendais de temps à autre, j’arrivais à vivre. Les cieux emplissent mes toiles, plus exactement leurs nuages, ils me fascinent, les gens aussi. J’ai beaucoup d’amis. C’est normal, j’ai un sourire, un vrai soleil de printemps. C’est ce que me disait Paul, quand tu souris, j’ai l’impression de rentrer dans un soleil de printemps. Je pensais qu’avec mes longs cheveux roux, ma petite taille ne dépassant pas le mètre soixante trois, talons compris, et mon sourire de printemps, je pensais que j’étais à l’abri… Moi qui recréais de manière obsessionnelle la voûte céleste, c’était justice qu’elle m’envoie une bonne étoile. Ma mère est de la Provence, de Nimes. La-bas, les gens chantent pour le plaisir, juste parce qu’ils sont vivants, ça suffit à les rendre heureux. Je crois que je tiens mon tempérament et ma bonne nature de cette origine ensoleillée. Papa, lui, a les yeux gris et tourmentés d’un ciel du Nord de la France où il est né. Ma mère est venue vivre avec mon père là-haut. Ce sont toujours les femmes qui suivent les hommes, par amour. L’amour c’est moi, Caroline. A dix-huit ans, j’ai quitté le plat pays et suis venue à Paris suivre mes études d’Arts plastiques. J’ai eu très vite quelques collectionneurs.
Un soir d’hiver, en baissant le lourd rideau de fer de la librairie, je ressentis une terrible douleur au genou. Deux jours plus tard, il a fallu m’opérer. Après quinze jours, je sortis de l’hôpital avec pour ordonnance trois mois de convalescence, clouée au lit. Mon job, les sorties, c’était fini. Rester debout était un calvaire, je ne peignais plus. Aprés ce repos forcé, je sautais à nouveau comme un cabri mais j’avais épuisé toutes mes cartouches. La question était de savoir ce qu’il me faudrait encore inventer pour faire patienter ma propriétaire; je ne payais plus le loyer depuis deux mois. Le minuscule appartement que j’occupais dans le vingtième arrondissement de Paris était une de ses nombreuses acquisitions immobilières. L’hiver, elle ne pouvait m’expulser mais je ne payais plus depuis avril, c’était le printemps, ça tombait mal pour moi. J’inventai une prochaine exposition dans une galerie prestigieuse de la rue Louise Weiss dans le treizième arrondissement là où se pressaient les acheteurs américains et japonais. La rue quoi? me dit-elle, faut dire qu’elle habitait la pompeuse rue Victor Hugo et que sorti des beaux quartiers, c’était la fange. Je l’amadouai et lui proposai de la payer avec une toile, lui faisant miroiter les spéculations qu’elle pourrait en tirer dans quelques années, quand je ne manquerais pas d’être sollicitée par les galeries new-yorkaises. Elle me balança une moue douteuse quant à ma future notoriété, mais accepta le deal, ne manquant pas de me souligner que j’avais de la chance d’avoir affaire à quelqu’un de compréhensif. Elle repartit avec trois toiles sous le bras ! Je m’en tirai malgré tout à bon compte. Je procédai de la même manière avec mon dentiste. On n’était plus à l’époque où Soutine ou Utrillo payaient leur repas ou leur verre de vin rouge avec une toile, mais “Tout n’était pas pourri au royaume du Danemark” Il suffisait d’oser…On dit bien que la chance sourit aux audacieux ou aux innocents…
Je ne mangeais que le soir. Mes amis n’étaient pas au courant des chutes de la bourse, et les filles à la langue acerbe, toujours à propos, me félicitaient pour ma taille de guêpe. Je n’avais pas perdu mes joues roses et rebondies qui donnaient le change et m’évitaient des explications inutiles. Sous mes fenêtres, par bonheur, les mercredi et samedi se tenait
le marché. J’attendais treize heures trente que les marchands commencent à remballer leur marchandise. Je déambulais dans l’allée bruyante et colorée, parfumée d’épices africaines, comme un souvenir des marchés de Provence, là où nous passions les vacances. Se faire écraser les pieds par les énormes caddies des Mamas arabes, bousculer par les gosses criards, peloter les fesses par des bellâtres insignifiants, étaient un moindre mal pour nourrir l’animal à peu de frais. Pour un euro symbolique, les vendeurs insistaient pour que je prenne les cagettes de légumes ou de fruits, bradées en fin de marché. Des fleurs qui baissaient la tête de fatigue, une salade suffocante, un melon trop bosselé, des fraises en purée faisaient l’affaire. Il fallait tout ingurgiter le jour même ou le lendemain, sous peine de tout jeter à la poubelle. Mes économies s’accompagnaient d’une cure de vitamines. J’en avais des indigestions et passais mon temps sur le trône, quelle misère ! Merveille de “la société des marchés”, des femmes fouillaient dans le monticule végétal, dégueulé devant ma porte, quelque chose d’acceptable à emmener, avant putréfaction définitive. Un matin, je retournai à mes livres mais mon ami le libraire m’avait remplacée depuis longtemps et à part quelques cieux pluvieux dont personne ne voulait, je n’avais plus rien à vendre. Il fallait stopper net l’enlisement. Je devenais imbattable sur les prix au rabais des magasins discount et n’achetais que le strict nécessaire. Je me tapais aussi les produits en promo, il fallait aimer les haricots à la tomate ou le thon en boîte…J’avais droit à des bons d’achat qui me dégoûtèrent à vie des conserves. A la banque, je leur demandais de bloquer tous les prélèvements automatiques, de limiter ma carte bleue à 150 euros par semaine et au solde du compte. Plus de découvert autorisé non plus. Des sourires de vitrine habituels, les visages derrière le guichet devinrent moroses ; impression d’être une pestiférée. Il n’y a plus rien de mécanique, face à la dissolution dans l’eau froide. J’en étais venue à piquer les rouleaux de toilettes dans les cafés où seuls les comptoirs recueillaient mon adhésion, moins chers que de s’asseoir à une table. On réfléchit dès qu’il s’agit de mettre la main au portefeuille. J’étais seule dans mon histoire. Trop fière pour en parler aux parents que j’avais quitté dix ans plus tôt dans un grand sourire, il n’était plus question de les solliciter maintenant que j’étais dans la mouise. Je passais d’une vie de bohème relativement agréable à un resserrage de ceinture taille trente deux. Alors vous réfléchissez à ce qui se passe dans la chute, entre le moment où l’on glisse et celui où l’on s’écrase, il y a un passage qui échappe et où se passe l’essentiel. Un épluchage des comptes obligatoire, l’accident du genou n’était survenu que pour me dire, holà petite, stop. Je n’étais pas à l’abri d’une chute pire que celle-ci. Qu’est-ce qu’on voulait encore me raconter ? Je faisais la sourde oreille face à la sonnette de mon inconscient. Je me tenais droite, les yeux sur l’horizon. Ce n’est même plus à moi que je pensais, j’avais les moyens intellectuels et physiques de relever le menton. Je pensais à tous ces pauvres hères rejetés comme des poissons morts sur le rivage, et considérés désormais comme inutiles.
Je commençais par éplucher les annonces des hebdos gratuits. J’y lisais des choses du genre : homme non voyant cherche lectrice compréhensive…Ou cherche jeune femme pour baby-sitting et heures supplémentaires…Avec mon diplôme d’Arts plastiques, je n’avais pas beaucoup le choix. J’accumulais les jobs sans intêret: promeneuse de chiens sur les Champs-Elysées, testeur de produits pharmaceutiques, vendeuse de roses à Saint-Germain-des-Prés, bayeuse endormie dans les réunions de consommateurs, animatrice de téléphone rose, assistante d’un artiste connu, égocentrique et parano…Les possibilités étaient nombreuses et toutes passionnantes…Ne voulant pas renoncer à mes loisirs favoris, j’apprenais les joies de la resquille. Au cinéma, j’attendais que
les gens sortent, généralement dans une rue différente de celle de l’entrée, et, l’air de rien, je me faufilai dans la foule, à contre-sens, filai dans les toilettes, le temps que la salle se remplisse à nouveau pour y prendre place. Ne m’étant jamais fait pincer, j’apprenais que j’étais douée. La capitale regorgeait de lieux alternatifs où écouter de la musique, juste en consommant un verre. J’y allai seule, ne voulant pas que mes amis se sentent obligés de payer pour moi. Mes récents compagnons de dérive nocturne partageaient les mêmes problèmes et étaient passés maîtres en resquille diverses et variées. Ils s’appelaient tous “Danny les bons tuyaux”. Ainsi, j’atterris un beau jour dans un film à costumes, où par piston, j’eus le droit à un rôle de “figurante parlante”. J’attendis toute une journée pour apparaître quelques secondes dans une scène de rue, une poussette vide à la main. Je n’avais qu’une chose à faire, marcher en chantonnant. J’apprenais qu’au cinéma, on ne marche pas comme dans la vie, plus exactement, il fallait marcher en faisant comme si l’on avançait, somme toute logique lorsque l’on marche, alors qu’en réalité, on faisait du sur place, c’était intéressant cette manière d’avancer tout en faisant du sur place…Je profitai de la longue attente pour sympathiser avec le troisième assistant, par ordre d’importance, c’était déjà pas si mal, vu qu’ils étaient sept. Le metteur en scène demeurait invisible, on n’a même pas su son nom. Je me constituai un réseau pour au moins ne rien payer en ce qui concernait le superflu. Sans le superflu, on survit, et moi je voulais vivre. Depuis trois mois j’avais résilié l’abonnement du domicile et mon portable n’avait plus qu’un forfait au rabais. Je ne sais pas si le plus difficile était de faire des économies ou de gagner de l’argent. J’emmenais mes nouveaux acolytes dans les vernissages que jusqu’alors je fréquentais à petites doses pour cause d’ennui mortel. Je devins l’incontournable des six o’clock. On s’en mettait plein la lampe pour pas un rond. Le champagne finissait de nous éclater la réalité, ho si pesante et les petits fours s’écrasaient dans les bouches à la vitesse de l’éclair. J’avais du bagout et m’en servais, alors parfois les soirées se prolongeaient dans des soirées très chic. C’est bien connu, on ne prête qu’aux riches, je draguais toutes les cartes de visites possibles et me constituai un réseau de relations qui m’invitaient dès qu’il s’agissait d’avoir sous la manche quelques jolies artistes en devenir ! Ah oui, Msieurs-Dames, il faudrait compter avec moi ! Je ne boudai pas mon plaisir et participai à l’illusion collective. Un soir, pour ne pas froisser les susceptibilités des amis que je ne voyais plus que par intermittence pour cause de gel des finances, je fus obligée de me rendre au “rendez-vous resto du samedi soir”, dont je déclinai les invitations depuis plusieurs mois. Au moment fatal de la douloureuse, je mis mon portable à sonner comme si je recevais un appel, je sortis pour répondre et pris soin de rester visible devant la porte. Avec moult gestes à l’appui, je simulai une colère dont chacun pouvait être le témoin visuel. Imaginant un incident amoureux, personne n’osa me déranger dans de si fâcheuses circonstances. Je remarquai que le téléphone portable pouvait être utile dans bien des circonstances embarrassantes et n’hésitai pas à en faire usage. Pourtant cet esprit-là ne me ressemblait pas.
Un soir où je ne me voyais pas continuer à mentir à tout le monde sur ma situation, j’utilisai mon statut d’artiste expérimentale, nouvelle appellation que je m’attribuai toute seule, afin de me donner le courage nécessaire pour m’exposer en tant qu’objet et sujet dans un happening de rue. Je m’installai sur les marches de la bouche du métro. Appuyée contre le mur avec, devant moi, une pancarte sur laquelle j’avais écrit:
MESSIEURS-DAMES ICI DÉCHARGEZ-VOUS DE VOS MAUVAISES PENSÉES- EN ÉCHANGE, LAISSEZ UNE PIECE A HAUTEUR DE LA NOIRCEUR DE VOTRE ÂME-
A mes pieds, une boîte à chaussures remplie de cartes de visites vierges
sur lesquelles pourrait s’étaler la belle humanité. Chaque matin je prenais ma place. Les gens lisaient la pancarte sans oser s’arrêter, alors j’usais d’un sourire complice et entendu auquel ils répondaient en s’emparant du stylo posé sur les cartes. Certains affichaient un air offusqué, mais bien vite je constatai avec délices la rapidité avec laquelle les cartes se noircirent d’obscures et sinistres fureurs. Le soir il ne restait aucune carte vierge. Avec quelle empressement les voyageurs déchargeaient leur bile, leurs noirs desseins, leurs pensées obscènes; sans doute s’en portaient-ils mieux. L’âme humaine était bien sombre pour que mes poches se remplissent aussi vite. Je renouvelai le stock de cartes vierges tous les matins, tout en me demandant ce que je ferais de la cruauté du monde. J’eus l’idée, une fois par semaine, de donner une lecture des pensées nuisibles et souterraines qui défilaient dans le métro. Enoncées d’une voix innocente, les lectures prenaient une tournure inquiétante. Le bouche à oreille avait drainé un bon nombre de curieux en tous genres, un auditoire hétéroclite qui se régalait des pensées secrètes, meurtrières ou libidineuses de leurs concitoyens. Les rendez-vous de l’horreur avaient bien du succès, nous refusions du monde. Les séances démarraient à minuit dans l’arrière salle de mon café préféré, en échange bien sûr d’un portrait au pastel des patrons, affiché bien visible derrière la caisse. Dès vingt-trois heures, il n’y avait plus de place. Je terminai chaque séance par un passage de chapeau, ce qui releva mes finances considérablement. C’était pas le paradis, mais j’en conclus qu’il valait mieux emmener les gens se promener dans vos histoires, réinventer sa vie, que de vouloir intégrer les histoires des autres ou attendre…que l’histoire s’occupe de vous.