Aujourd’hui, ce n’est plus la qualité du travail qui compte mon p’tit monsieur, mais le rendement ! Z’entendez Hubert?
Hubert Tchantchès regardait les oiseaux par la fenêtre. Et il rêvait d’être comme eux. De s’envoler très loin, d’être libre et surtout de pouvoir chier partout sur le bureau de son con de patron. Voilà des années qu’il bossait comme un malade pour cette entreprise et, petit à petit, son espace de travail s’était réduit à un mètre de planche dans un « espace paysager ». Quand un collègue se levait pour aller aux toilettes, tout le personnel était au courant. Et vas-y, toi pour te concentrer dans un mouchoir de poche où tout le monde éternue au téléphone !
Bon. J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer… Vu les chiffres d’affaires en baisse et vu votre âge avancé, nous avons décidé de vous mettre en pré-retraite, ce qui vous permettra d’aller à la pêche.
J’aime pas les poissons, dit mollement Hubert qui n’arrivait pas à réaliser ce qui lui arrivait. Sauf surgelés et pannés. Avec une petite sauce béarnaise et…
Je suis ravi que vous le preniez de cette façon, fit le patron. Parce que je ne vous cache pas qu’il y en a des moins costauds que vous qui pensent au suicide. Le mois dernier, nous en avons eu trois qui ont plongé du Pont Kennedy !
Pas de risques avec moi, je ne sais pas nager.
Eux non plus. Bien, en raison de toutes ces années passées chez nous, nous vous enverrons un bouquet de tulipes. Au revoir et merci.
«J’aime pas les fleurs » pensa Hubert. Mais il ne dit rien et sortit en claquant la porte.
Trois minutes et demi pour prendre ses petits crayons, sa gomme et la photo de Paméla Anderson cachée au fond de son tiroir. La vie de labeur d’Hubert se résumait à ça. Plus tout le reste. Ce qu’il y avait dans sa tête et dans son ordinateur qu’il laissa là puisqu’il ne lui appartenait pas. Avant de partir, il alla se chercher un verre d’eau et oh zut ! le renversa sur le clavier. Pas de chance hein ? C’est le seul truc qui fout tout en l’air et rend définitivement la machine irréparable.
Même pas au revoir à ces crétins de collègues, trop occupés à flirter avec les chiffres.
Première chose que fit Hubert : aller boire un verre au Randax à Outremeuse. Dès qu’il était contrarié, il avait recours au remède miracle : une bonne gueuze Mort Subite et roule ma poule.
La soirée se passa au coeur du houblon, avec des effluves de tabac et des gens qui refaisaient le monde alors qu’il valait peut-être mieux le laisser comme ça, puisque de toute façon, c’était trop tard.
Le pire fut le réveil…Hubert se sentait mal. Il ne savait pas si c’était à cause de la bière ou de la dèche financière dans laquelle il allait plonger sous peu. Le plaisir de ne plus devoir se lever pour aller au turbin dans cette entreprise qui, du steak que vous étiez en entrant, faisait de vous un filet américain (encore à cause d’eux tout ça !) sans saveur, ne parvenait pas à effacer l’angoisse des gros soucis financiers qui allaient lui pendre au nez. Parce que des dettes, il en avait quelques-unes…
Hubert était en train de prendre sa douche quand on sonna à la porte. Il s’enveloppa dans sa serviette de bain et alla ouvrir. Un bouquet de tulipes gisait sur la première marche. Avec un petit mot : «Bonne retraite. Les usines Pinault »
Au moment où il s’apprêtait, d’un coup de savate, a envoyer le bouquet dans les pâturages du voisin, celui-ci surgit de derrière sa haie et lui demanda de lui rendre un fier service qui lui attirerait sa reconnaissance éternelle : « aller annoncer à sa petite amie, avec le bouquet pour faire passer la pilule, qu’il la quittait ».
— J’y arrive pas. S’il vous plaît, faites ça pour moi ! Supplia-t-il.
De sa reconnaissance éternelle, Hubert s’en foutait royalement. Il réfléchit et dit:
— D’accord, mais pour 20 euros.
Le marché fut conclu.
Hubert mit son costume et se rendit à l’adresse indiquée — un building donnant sur le Quai de la batte — avec le bouquet.
Dring ! Dring !
Une voix dans l’interphone
lui demanda: qu’est-ce qui y a donc ?
C’est pour vous dire que votre fiancé vous quitte…
Un grand silence…
— Allô ?
Soudain, Hubert entendit un bruit sourd derrière lui. Une femme venait de se jeter par la fenêtre et gisait telle une crêpe débordant de sirop de Liège sur le trottoir.
C’est alors qu’il se rendit compte avoir sonné au mauvais numéro ! Ne se laissant pas démonter par cet incident de parcours, Hubert grimpa courageusement les étages et se rendit directement à la bonne adresse. Tout en gravissant les marches, il eut le temps de réfléchir à un discours un peu plus enrubanné.
Une demoiselle, qui n’avait de Paméla Andreson que les bottes serrant ses cuisses de cochon, lui ouvrit.
Tenez, fit Hubert en lui tendant les tulipes, c’est de la part de votre fiancé qui souhaite espacer quelque peu vos relations afin de mieux réfléchir à un engagement plus solide pour du long terme.
Il était fier de lui. C’était bien torché et pourtant, quand on lisait entre les lignes, ça voulait dire : j’te plaque connasse, va te faire voir.
Quoi ça ?
Mais Hubert était déjà parti, laissant la plaquée avec son bouquet.
En chemin, il se mit à réfléchir et se dit que ce n’était pas une si mauvaise idée que de mettre sur pied un service permettant aux gens de se débiner quand ils avaient une mauvaise nouvelle -et pourquoi pas aussi une bonne- à annoncer.
Aussitôt rentré chez lui, il fit le nécessaire pour insérer une petite annonce dans le journal « La Meuse ».
Dès le lendemain, son téléphone sonna à tout berzingue.
Hubert fut très vite submergé par les nombreuses demandes et dut établir un planning.
Il commença par aller proférer un chapelet d’insultes à la belle-mère d’un client. Il y alla vêtu d’une armure achetée lors d’une excursion au Parc Astérix, et d’un casque de moto. Il se félicita d’avoir été aussi prévoyant car la peau de bique lui balança des cailloux sur la tronche. Même s’il avait le goût de l’aventure, Hubert Tchantchès ne voulait pas risquer d’y laisser sa carcasse. Donc, il mit au point une nouvelle stratégie consistant à apprendre des injures en arabe (du coup, il se fit quelques potes rebeus) et à les dire avec le sourire, de telle sorte que la personne prenait ça pour un compliment. Mais la mission était accomplie dans les règles, vu qu’aucun client ne pensait à préciser la langue.
Comme la principale qualité de l’humain n’est pas le courage, Hubert se fit rapidement une bonne clientèle qui fonctionna du bouche à oreille.
La pire de ses angoisses fut quand il dut annoncer la mort d’un père à sa fille.
— C’est trop dur, lui avait avoué la mère, j’peux pas lui dire ça, elle va tomber dans les pommes !
Bon coeur, Hubert lui fit une réduction de 5 euros sur son tarif habituel (qui avait quelque peu augmenté vu sa notoriété). Il prépara soigneusement son discours qu’il accompagna d’une petite chanson enregistrée à l’avance.
Arrivé devant la maison de la pauvre orpheline, il sonna et dès que la porte s’ouvrit, il mit son enregistreur en route. Ca donna : « Papa vient d’épouser la bonne, ah ! Quelle idée il a eu là, mon p’tit papa… » Puis, il baissa le son et entama son discours devant l’air étonné de la fille qui avait déjà des varices à la place des socquettes : Bonsoir, fit Hubert d’un ton joyeux. Bonne nouvelle ! Votre papa n’a pas épousé la bonne…Il est…soyez forte…mort !
Yahoo ! S’écria la femme boudinée dans sa robe à fleurs. C’était un salaud, il m’a violée, puis il a violé ma mère et ma grand-mère et il s’est même fait Léontine !
Une amie à vous ?
Non, ma chèvre.
Pour fêter la bonne nouvelle, elle invita l’heureux messager à vider une bouteille de whisky et plus si affinités. Mais après un certain taux d’alcool, les affinités n’ont plus aucune importance. Hubert plongea dans les fleurs de la dame et fit craquer les coutures.
Ainsi, Hubert Tchantchès se fit un paquet de pognon et devint petit à petit plus indispensable que le facteur. Comme quoi, avec un peu d’imagination et beaucoup d’audace, on peut toujours s’en sortir dans la vie.
Il avait fait sienne la devise de son père : « Fais ce que les autres ne font pas ». Mais comme les chemins ne sont pas que parsemés de roses, il lui arriva une terrible histoire qui faillit lui faire abandonner son métier.
C’était un soir de Noël. Il neigeait sur la ville et Bouli Lanners* grelottait dans sa péniche.
Hubert reçut un appel en détresse d’un éperdu d’amour qui n’osait déclarer sa flamme à sa dulcinée. Se sentant une âme de Père Noël, le messager des coeurs brisés et rafistolés, se présenta en tenue rouge framboise avec barbe blanche et bonnet ourlé de « mimine » devant la demeure de l’heureuse élue qui s’appelait Zaza.
Hubert n’eut pas le temps de déclarer la flamme de son client que déjà, il fut happé par les bras de camionneur de la grande Zaza qui en réalité s’appelait Robert. Et hop, que j’te retourne comme une crêpe sur le canapé, j’entre par la sortie et j’accroche les boules au sapin.
«Joyeux Noël, ma poule ! » s’écria Zaza dans un râle de bonheur.
Tout retourné et l’honneur bafoué, Hubert rentra chez lui et brûla son costume dans la cheminée. Il passa le reste de la nuit à ruminer et à se remettre en question en vidant une bouteille de Saint Emilion. Ce qui ne changea rien car le lendemain, outre la gueule de bois, il décida de continuer sa mission de messager, tant il est vrai que le pognon gagne sur tous les fions.
* un « Bouli Lanners » est une sorte de baromètre liégeois qui fonctionne avec des piles et tremble en dessous de 20 degrés. On peut l’accrocher sur la façade de sa maison ou mieux, sur un hors-bord.