Que le spectacle commence ! » invoques-tu, malgré tes ennuis démesurés. Les drames tonnent du carillon. Voyez ce trône du roi calé au fond de l’alcôve, remarquez le chef d’Etat décapitant sous peu ses intimes. Choisir un personnage. La reine Élisabeth I, majesté d’Angleterre, a vaincu l’Invincible Armada espagnole. Voilà ta pensée essentielle en ce moment pénible où des fonctionnaires de l’ordre établi te traquent.
Un camion vide ton logement, emporte les jouets de tes enfants et toi tu penses à la très cultivée Reine Vierge qui a tout réformé, qui a dit au pape et à un tas de réactionnaires de se faire pendre ailleurs.
Cette Dame vivait au temps béni des grandes découvertes, de l’apparition de l’imprimerie, des explorateurs de continents et de la terre devenue enfin ronde. Audacieuse : outre Francis Drake et Walter Raleigh, elle finançait les corsaires. Histoire de piller les navires espagnols, découvrir d’autres contrées où commercer et asseoir son autorité. Remarque surtout sa capacité à foutre le bordel.
Mais Elisabeth tu ne la verras pas. Disparue depuis sa mort en 1603. Dans la prochaine scène à sonder, déjà tu auras réduit ton cerveau et jeté aux loups toute estime de ta personne.
Tu ne verras plus que toi.
L’angoisse de ne pas arriver, être incapable de nourrir ses mômes. De finir comme le clochard du coin dont tu t’affirmes si lointain. Le rire hautain sur les paumés qui galèrent, les petites gens, les sans-papiers, exilés, apatrides. Les fous, fuyant leur pays pour atterrir bêtement dans un de nos camps de réfugiés. Quels cons ! Ça ne t’arriverait jamais à toi !
Ensuite, tu n’as plus les moyens d’acheter tes clopes, paraît que c’est bonus pour ta santé. Manque de nourriture équilibrée. Colis alimentaires. Pour une raison administrative incompréhensible (comme toute explication de fonctionnaire), tu n’as pas droit au revenu minimum, pourtant garanti par la loi. L’expulsion te guette d’un jour à l’autre. Tu as tout vendu, même les dessins de ta fille. Tu sustentes tes chats avec une infâme bouillie.
Ton misérabilisme fatigue. Temps pour toi de bouger.
Fais-toi une petite vieille ! Pardon, les sacs des petites vieilles d’aujourd’hui, complètement vides, ne sont décidément plus ce qu’ils étaient. Pas la peine de risquer la taule pour quelques pièces. Loto ? Bien sûr ! Tu gaspilles ton dernier repas dans un billet non gagnant.
Tu ne vas tout de même pas faire comme ces fumistes sur les trottoirs qui prennent des mines basses pour mendigoter. Non tu es fier, toi. Jamais. Trois jours que tu n’as rien avalé. Obligé de laver ton linge à la main. Tu lessives sans savon tes sous-vêtements et tu pues. La migraine souligne la faiblesse de ton corps. Manquerait plus de tomber malade, en dépression. Déprimer, toi ? Allons donc!
Simple mauvaise passe temporaire, tu n’as vraiment rien de commun avec les paumés, les clochards, les parasites sociaux, ni ces vagabonds qui flairent l’urine. Eux sont des loosers nés, toi pas!
Chez toi, l’hiver t’agace. Tu traînes des journées entières à l’agence locale pour l’emploi. Tu t’y pousses, parce que là-bas au moins c’est chauffé. Puis tu sais que toutes ces offres sont bidons. Tu ouvres un journal afin de repérer les vernissages, te faufiles parmi les étudiants et amateurs d’Art endimanchés. Disons que tu n’as pas besoin de te creuser les méninges pour savoir comment te ravitailler ces jours-là. Tu évaluais les amuse-gueules à la hauteur du talent de l’artiste.
Un débonnaire te trouve du travail comme professeur. Le sordide usuel : tu seras payé dans six mois. En attendant, comment survivre ? Trop tard: merci bien. Passé un certain seuil d’indigence, travailler nécessite du fric et du temps pour organiser sa survie.
Tu cherches… Ha, ton copain Jim t’envoie jouer au figurant sur un tournage. Trois heures à faire le plancton en guenilles moyenâgeuses : tu as déjà la tenue. Payable
en chèque immédiatement, de quoi te filer la chiasse tellement tu te goinfres en réaction aux privations subies. T’avais meilleure mine le ventre vide, là tu te vautres aux toilettes.
Chienne de vie. Reprends-toi, fouille : on cherche un étalagiste dans l’heure (maîtrise du malais/chinois/hindi indispensable). Architecte d’intérieur, une profusion de chefs de publicité, un prof de piano, un imitateur (de quoi ?), un traducteur suédois. Une tonne d’annonces dans le domaine culturel, bigrement intéressantes, mais toutes sous forme de stages ou réservées aux chômeurs de longue durée. Tu n’as jamais été chômeur ? Tant pis pour ta tronche ! Fallait y aller avant mon vieux, faire comme tout le monde. Ha mais non, tu n’as aucune commune mesure avec ces profiteurs.
Tu as résolu de te retrancher dans ta tanière. Néanmoins, en tous lieux, quelqu’un te cherche.
« Laissez-moi ma distance existentielle », vocifères-tu.
Marre des victimes consentantes.
Tant qu’à ne pas exister, efface-toi. Tant qu’à patauger dans l’indifférence, deviens réellement invisible. Enfile ça comme une vocation : là tu friseras quelques hauteurs. Tu joues avec moi? Paré ? Donc, soudain, tu es celui «qui n’a pas de nom». Désormais, ne fouille plus qui tu as pu être. A présent dégage, je prends ta place. Je raconte.
Je t’ai choisi parce que tu me jugeais. Sur un simple coup d’œil tu as tranché mon manque de carrure et vomi du néant. Cruelles guerres des roses que les jugements. Abstraction mortelle que la Justice. Doute de l’intégrité de l’homme qui réussit trop bien, qui est capable de payer ses traites sans blêmir. Quel dommage, citoyen, que je ne t’aie accosté en te posant le problème brutalement. Les huissiers sonnent à ma porte. Et toi, obligé de quémander ton permis de séjour, tu attends pieds et poings liés.
C’est une enquête de police qui te délivrera ton permis de respirer, ce soi-disant passe-partout, exigeant ta présence infaillible à ton domicile durant un temps aléatoire et indéterminé. Tu as fui ton pays, ignorant de ta culpabilité d’espérer en un autre. De facto, tu entrais déjà dans l’espace social des faux-semblants politiques. Théoriquement, tes droits devaient être équivalents à ceux de l’autochtone. Et toi venant du sud de l’Europe, crédule, tu pensais vivre chez toi partout dans l’Union.
Délivre-toi de la société, de sa déshumanisation progressive. Je t’avertis qu’il te faudra du courage. Quand tu oseras quitter ton identité, les qualificatifs de taré ou imbécile abonderont. Néglige tout à fait tes étiquettes de corps social et l’on te raye.
Gère ton éclipse.
Les premiers jours du processus de séparation sont déroutants. Tu crois encore au monde, que quelqu’un te regarde. Puis tu te convaincs que c’est toujours le premier pas le plus dur. Alors enfin, histoire de vérifier que tu as la trempe du sage effacé ou du militant, tu lacères ton permis de conduire.
Tu saisis que cela n’a rien d’un jeu. Devenir volontairement invisible requiert une froide application méthodique. Tu poursuis avec la destruction de ton passeport, toute paperasse capable de t’assimiler. De même avec tes albums photos et ceux de tes amis (que tu as cambriolés pour la cause). Cela ne suffit pas. Rappel des consignes : inventorier tout lieu où tu es estampillé, effacer toute trace de toi. Ne laisser aucun indice apte à te désigner (sans quoi tu passeras le restant de tes jours enfermé avec un code barre tatoué sur le front). Détourner tes civilités fichées en trafiquant les archives où qu’elles existent (administrations, hôpitaux et police). Même scénario pour église, mosquée, synagogue : flambe leurs registres (ton Dieu a-il besoin de ces déclinaisons pour te connaître? Ne fait-il pas pareillement partie de la famille des invisibles ?).
Bravo tu as rejoint la résistance. S’effacer ou expirer, voilà la question. Plus personne n’est capable de mal nous distinguer. Tu me rétorqueras que nous n’étions pas mieux considérés avant. Frère, nous avons repris le contrôle de notre anéantissement.
Mais parfois, par nostalgie, il te
repoussera un besoin de participer aux mouvements du troupeau. N’oublie pas que, n’étant rien pour eux, tu as fait tout cela pour maîtriser leur vide. Quand, au secret de tes songes, tu épelleras ton nom, prends garde à toi. A ce moment précis, sois certain qu’un clone te dénoncera. Méfie-toi de ces hominidés conditionnés à réguler chez leur voisin l’apparition des rêves et l’excessive aptitude à la liberté. Chaque fois qu’un empaffé exige mes civilités, je ne me sens plus. Mais, à trop bavarder avec toi, je néglige toute prudence, ah ce fichu besoin de communiquer !
Garde toi bien de rêvasser à un proche de ton passé, tu retomberais durement sur ton patronyme. Je dois t’avertir d’une exception : en cas d’amour la recette ne prend pas. Ce bougre se souvient toujours de tout. L’amour est un bon à rien, sauf pour te rendre de plein fouet ta transparence. Face à lui tu ne peux faire disparaître aucune parcelle de toi-même. Aime et tu vogueras joyeusement sur les flots de tes annales, être aimé dressera tes vagues. Si tu as les épaules pour prendre un risque dans l’existence, ne parie que sur l’amour.
As-tu enfin compris pourquoi je vis retiré ? Pourquoi ce qui me reste est le ressassement des mêmes chroniques afin de me prouver que je suis encore un homme ? Dis adieu maintenant, on se reverra si l’on m’attrape ou si l’on te juge. Ne cherche pas qui j’ai pu être.
Très vite, tu ne supportes plus ta liberté acquise. Tu camoufles la réalité, enjolives le passé. Tu regrettes et recommences à trancher sur ton prochain. Tu mets toute cette aventure sur le compte d’une démence passagère. Ventre vide n’a pas d’oreilles. Les jugements sont des girouettes. Quelque part quelqu’un t’aborde et t’influence. Tu répètes après lui : tout meneur est incriminable.
Tu sais le monde. Assez pour deviner que toujours un savoir est traqué. Savoir est ta seule arme, à double tranchant. Intégrité et détresse ne font pas toujours bon ménage. Te voilà trop loin dans l’effacement.
Tu as outrepassé les besoins de la résistance, ta conscience est tout ce qui te restait. Retour à moins que la case départ. Maintenant, tu es récupéré, manipulé.
« Ils me rendront tout », crois-tu.
Déjà tu trahis. Tu vendras ma peau au plus offrant. Tu sais pourtant que renoncer aux classements et au tri t’enlevait de leurs griffes. Ne plus avoir ni nom, ni cérémonial social est une énorme identité.
Désormais tu t’en remets à la justice : ils sont venus me chercher. Est-ce juste de nous pousser à la suppression? Est-il juste de nous affamer pour nous réduire au silence ? `
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