8. L’orage

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En ce début d’après-midi, il fait beau. Devant ma fenêtre, un vent léger agite les branches d’un saule. Je suis tranquillement assis dans un bureau donnant dans une rue près de la place du marché, à Liège ; autour de moi, les pièces sont silencieuses, je suis seul dans les bureaux, les bruits du dehors me parviennent mais un peu étouffés. J’aime beaucoup ce calme d’après le repas de midi, ce pas de côté dans la journée. Je parcours les dernières informations sur mon écran, mais c’est plus pour m’occuper le regard qu’autre chose. Au menu : des politiciens qui s’agitent – c’est temps d’élections –, des morts au Moyen-Orient, des marchands qui vendent, des journalistes qui donnent leur opinion sur tout et appliquent à leur culture personnelle le traitement dit «de la confiture» ; «il faut que tout change pour que rien ne change», a-t-on écrit, il semble que pour aujourd’hui l’immobilité brute suffira. Je m’assoupis quelques instants.

Mon café achevé, je sors faire un tour en ville, j’ai besoin de marcher. C’est samedi, hélas! Je l’avais oublié. Je tâche de ne pas trop m’énerver intérieurement sur les foules qui se pressent devant les devantures des magasins ; c’est presque facile, ici, tant même le spectacle de la compensation télé-guidée épouse, dans cette ville, des formes chaleureuses et humaines. Les discussions éclatent à tout bout de champ, l’atmosphère est placide.

Pourtant, je ne parviens pas à trouver le calme. Mon esprit tourne et re-tourne sans cesse les mêmes litanies. Chômage, chômage, chômage, deux ans déjà. Si les débuts étaient légers, je le vis beaucoup moins bien depuis quelques mois. Je reste englué dans une langueur qui à la fois m’énerve et m’anesthésie.

Je décide de faire une vraie promenade.

Chômage. C’est un monde, presqu’un monde à l’envers. La première et principale difficulté, c’est le regard des autres, surtout ceux qui travaillent à temps plein. «Assisté», «parasite» sont des mots qui reviennent. Je sais pourtant bien que ces deux mots, lorsqu’ils sont prononcés, expriment autant la rancœur que la jalousie dans la bouche de gens qui n’ont plus vraiment le temps de vivre comme ils l’aimeraient. Rien à faire : cela blesse quand même. Ou alors, cette critique provient de gens qui ont suffisamment d’argent pour ne pas avoir besoin de travailler et qui, se tenant eux-mêmes en très haute estime, tolèrent mal que des personnes extérieures à leur système de valeurs puissent elles aussi goûter au luxe incroyable d’avoir le temps de faire ce qu’elles veulent quand elles le veulent. Mais ça, à la limite, ce serait plutôt drôle, s’ils étaient les seuls.

La deuxième difficulté, c’est la précarité. Outre l’extrême simplicité de mon train de vie, je sens bien que la pression est forte pour en finir avec ce système: la Belgique est aujourd’hui le dernier pays de l’OCDE à ne pas avoir de limites dans le temps pour les allocations de chômage, le Roi Nombril progresse tous les jours dans les mentalités… Et je n’ai pas, pour le moment, d’autre plan de secours que mon optimisme des bons jours et quelques compétences un peu spécialisées à vendre mollement, ce que je fais de temps à autre pour améliorer l’ordinaire. Ce que j’aime faire, je préfère le donner que le vendre. Je garde des souvenirs assez misérables des quelques emplois vraiment rentables que j’ai occupés; je ne veux pas retomber dans un boulot qui soit une humiliation quotidienne pire que la pauvreté, devoir mal faire un boulot intéressant est au moins aussi rageant que devoir bien faire un boulot nuisible.

La troisième et dernière difficulté est plus intime mais pas la moins délicate. Si je reçois de l’argent pour vivre (420 euros mensuels exactement), ce n’est pas en reconnaissance de ce que je fais ou de qui je suis. Cet argent tombe du ciel, un peu abstraitement, pour de nobles (ou moins nobles) raisons d’Etat. Que je fasse quelque chose de véritablement utile ou que je ne fasse rien, cela revient au même – d’ici peu je devrai certainement commencer à accumuler des «preuves
de comportement actif de recherche d’emploi», qu’on ne compte pas sur moi pour jouer à ce petit jeu de paillasson. Ainsi organisée, cette aumône publique est aveugle et je me sens parfois comme en apesanteur, pour un peu je me sentirais presque – un comble – comme ce jeune homme trop riche des Tribula-tions d’un chinois en Chine de Jules Verne, qui s’ennuie à mourir dans l’abondance et ne retrouve goût à la vie que confronté à la nécessité. Me voilà bien attrapé : d’un côté l’ennui, de l’autre l’humiliation… Ce dilemme me poursuit, implacable, m’englue dans un marasme dont je ne parviens pas à me défaire ; je sens que je m’aigris, que je m’isole.

Je continue mon trajet, j’arrive à présent en bord de Meuse. Je me demande vraiment qui a été assez criminel – ou véreux – pour laisser construire ces horreurs multiétages, déjà branlantes et lépreuses une vingtaine d’années à peine après leur construction. La rivière, encadrée par deux digues de béton, coule vite, si vite que la végétation ne pousse guère sur ses bords. Cet endroit est pourtant étrangement en mouvement, la vie commence à reprendre ses droits mais on est encore dans la première phase de décomposition, celle des champignons. L’air est devenu plus humide et plus lourd, le vent est tombé. Au loin, au-dessus des collines qui enserrent la ville, des nuages sombres roulent. Je ralentis un peu le pas, je ne me sens pas bien, j’ai envie de fumer. Ah, merde, ça y est, j’y ai pensé, foutu ! Je sais bien que cette pensée ne me quittera plus, s’intensifiera jusqu’à la douleur jusqu’à ce que mes neurones aient obtenu leur molécule fétiche. Je roule, j’allume.

Cela fait des années maintenant que je me défonce. Rien de très grave, mais une habitude de pétard quotidien dont je ne parviens pas à me défaire. Qui a dit que la marie-jeanne n’entraînait pas de dépendance ? La défonce, c’est vraiment un truc de flemmard, un truc pour tout avoir tout de suite. Une façon de brûler les étapes. Le problème, c’est que ça marche, vraiment, on goûte à la saveur de l’éternité et ça vous marque à vie. Mais ça ne marche pas longtemps. Il faut des doses de plus en plus massives pour garder au plaisir sa dimension vertigineuse, pour faire taire la conscience de soi. Le corps s’habitue à nos tours de passe-passe. Nous aimerions tellement le soumettre, aller plus vite, plus loin, plus fort. Mais au bout de la soumission il n’y a que la mort, nous sommes notre corps et ne pouvons survivre à son absence. C’est lui le maître, il nous rappelle froidement à l’ordre quand nous dépassons ses limites. Obscures lois de l’équilibre en mouvement.

J’avance le long de la rivière, les idées maintenant embrouillées dans une ouate sans douleur mais sans acuité. Je marche pendant au moins une heure, droit devant moi. Il fait de plus en plus lourd, mon T-shirt me colle dans le dos, je déteste ça. Je décide de rebrousser chemin. J’ai les idées noires, comme une gangue.

J’ai été plus loin que je ne le pensais ; je suppose que le joint n’aide pas, mais je me sens fatigué et je m’asseois sur le bord du chemin. Si seulement cet orage pouvait éclater! Vous êtes-vous déjà serré un bouton entre le pouce et l’index? Appuyer, appuyer sur le mal, l’intensifier jusqu’à ce qu’enfin il éclate et que la douleur laisse place à la détente, au plaisir. Contraction, détente. Serrer, serrer, serrer, jouir enfin !
Mais rien ne vient.
Je me lève, maussade, et reprends mon chemin. Je retourne vers la ville.

En passant dans une ruelle, non loin du Perron, je passe devant un café que je connais, j’y vais de temps à autre. Mais aujourd’hui je ne suis pas d’humeur, autant ne pas imposer ma morosité à des gens qui n’ont rien demandé et qui, de toute façon…

« Hé, Walter? »

À qui est cette voix ? Je me retourne.

Cette fille. Ellie. Je la regarde de loin depuis des années, je n’ai jamais osé l’approcher, elle connaît mon nom? Je distingue d’autres gens autour d’elle, d’autres mecs, je ne les connais pas, je ne vois qu’elle. Elle m’invite à m’asseoir; je décline, je suis occupé, j’ai des choses à faire, je
bredouille quelque excuse et je m’enfuis. Pas maintenant, pas aujourd’hui, pas comme ça. En plus ces mecs sont certainement des soupirants, pas envie de me joindre au fan-club, c’est vrai, pour qui elle se prend celle-là ?! Je me dirige vers chez moi en la traitant de tous les noms, maudissant la féminine engeance et me jurant de toujours, de ne jamais…

… à peine rentré à la maison, je craque. Je frappe ma porte du poing, de toutes mes forces ; je me fais très mal, mon poing traverse à demi la porte et le bois peint me rentre dans les chairs. Mais je continue à cogner, je cogne avec les poings, la tête, les épaules, tout le corps, je me jette sur mon lit en pleurant de douleur et de rage, comme un con, je hurle en mordant à pleine bouche mon oreiller pour étouffer les sons. Cela fait du bien, je me calme un peu. Que s’est-il passé ? Je ne pleure jamais, la dernière fois c’était pour la mort d’un de mes meilleurs amis, j’avais 16 ans. Brusquement je ne supporte plus d’être enfermé, je ressors, je dois foutre le camp, où ? Je suis en nage, il fait toujours aussi lourd, j’erre dans les rues, un peu groggy, le sang me bat aux tempes. Dix minutes après, je me retrouve devant ce même café.

Elle est toujours là. Seule, les autres sont partis. Elle lève la tête et m’aperçoit, sursaute un peu et esquisse un sourire. Mais elle ne dit rien, et me regarde avec beaucoup d’attention. Je m’approche doucement, je m’assieds devant elle. Quelques instants de silence passent, étrangement calmes. J’ai, depuis quelques secondes, une conscience extraordinairement précise de mon corps, qui pourtant est devenu si léger; nous ne disons rien, nous savons déjà tout. Je vois… Je ne sais plus ce que je vois. Des yeux, des jardins. Des rires. Cette main. Fermant les yeux un court instant, je sens subitement une forte odeur de pluie, de grosses gouttes commencent à tomber, une rafale de vent fait se lever des tourbillons de poussière. Je frissonne.

« Tu viens ? »

« Oui… »

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