4. Comment je suis sorti de la culture de l’assistanat

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Depuis que j’avais arrêté la radio au petit déjeuner (ça m’irritait trop les viscères), je manquais de résistance quand j’entendais professer des discours aussi organisés à l’avance, et elle, elle parlait reconversion du bassin liégeois, retour de l’espoir, d’arrêter la spirale de l’exclusion, de lutte contre ce fléau qu’est la précarité : un débat télévisé à elle toute seule, ça me cassait la tête à coup de slogans. Si l’idée était de me bourrer le mou avant 10 heures du mat’, elle aurait pu avoir la pitié d’au moins m’offrir un café, cette gentille madame du syndicat. No Kawa et pas de temps mort, elle est déjà repartie : elle comprend que je n’y crois plus mais elle pense aussi que je devrais m’accrocher et montrer que j’en veux, et elle préfère être très clair avec moi : dans ma position, la seule solution, c’est de collaborer pleinement avec les gens du FOREM qui sont là pour m’aider même si c’est vrai (et je ferais mieux de ne pas l’oublier), ils sont tenus de transmettre des infos à l’ONEM (le problème, c’est pas les assistés sociaux, c’est les assistants sociaux.)

Ah, l’ONEM! Quand je pense qu’à une époque, j’aurais presque pu les oublier ceux-là. On devrait écrire l’histoire passionnante de ces années où le chômage avait été réduit, pour pas mal d’entre nous, à un pointage bi-mensuel et folklorique. L’âge d’or du bricolage : apprendre le jardinage dans le Condroz, la construction de cabanes dans le Brabant et la cuisine vegan en Bulgarie, faire de la peinture avec ses doigts et de la vidéo sans surveillance, s’initier à l’anthropologie urbaine dans une yourte et parler free software dans un squat, cultiver l’art de la palabre en terrasse et de la connexion sociale en réseau. J’étais de ceux qui avaient inventé un mode d’emploi du temps où vous n’auriez pas pu trouver la moindre trace d’une recherche d’emploi. Grande époque qui s’acheva ce beau matin où un courrier d’une certaine poésie administrative m’invitait à rencontrer un « facilitateur », histoire de voir si j’activais bien les dépenses que la société consentait à mon égard dans le sens prescrit légalement. (En politique, les démocrates ont beau la ramener, c’est toujours celui qui amène le fric qui finit par décider de la direction du mouvement)

On ne peut vraiment pas dire que je ne sois pas un gars porté sur la discussion. Le petit gars de l’ONEM, sincèrement, je lui ai laissé sa chance et qu’il ait préféré ne pas la saisir, dans le fond, ça m’étonne pas non plus. Où est-ce qu’ils trouvent des mecs pareils? Des gars qui y croient autant que ça, religieusement. Pas le genre de mec qui roule en BM et qui se prend pour un tigre dans la jungle, non : le type qui arrive avec un petit pull raz-de-cou vert bouteille et qui dit « bonjour, je viens pour faire respecter la loi de la jungle ». J’avais en face de moi une sorte de moine qui a dédié sa vie au plein emploi et j’ai eu droit à son sermon préféré sur l’intégration dans le sacro-saint monde du travail (socle de notre société: amen!). En bref : l’Etat social actif est un bon pasteur mais il ne peut plus continuer à verser des alloc à celles de ses brebis qui refusent de ré-intégrer le troupeau et préfèrent rester égarées. Je savais pas qu’un aussi petit fonctionnaire pouvait délirer autant sur les bienfaits de l’entreprise! Et il est même pas chef de service : un fanatique. (Je suppose que tant qu’il y en aura qui voudront être boss, y faudra bien qu’il y en ait qui veuillent être flic)

J’ai dû signer une sorte de confession avec repentir et promesse d’acte de foi dans le genre écrire un cv, découper des offres d’emploi dans les canards, envoyer des candidatures spontanées et consulter une conseillère d’orientation du FOREM. Pris dans l’engrenage du plan d’accompagnement des chômeurs, on se transforme vite en une sorte de cas social pour jeune travailleur du secteur (social) fraîchement diplômé d’une école d’assistants sociaux. (C’est peut-être pour ça que c’est les socialistes qui en ont eu l’idée?) Le travail de l’intégriste qui joue
les inquisiteurs ne marche pas sans celui de sa gentille consoeur du syndicat qui est d’ailleurs toujours en train de prêcher la bonne parole : elle m’a préparé des documents pour m’aider à collecter des preuves de recherches d’emploi. Et elle conclut par le super tuyau (qui finit de m’achever): les agences d’intérim. Il faut que je m’inscrive dans les agences intérim et aussi que j’y repasse souvent. Et il n’y aura pas de problèmes. Reste à apprendre que se taper un job de merde, ce n’est pas un problème (la lutte contre l’intégrisme religieux en Belgique, faut pas la mener dans les écoles coraniques, c’est dans celle de commerce et d’assistants sociaux qu’il y a urgence.)

Je croyais avoir déjà tout vu avant d’entrer dans le bureau de Madame Froissaert, Marie-Dominique, au 6ème étage de la tour du FOREM de Liège – conseil pratique: on pourrait peut-être louper ce building à Dallas (Texas) mais en bord de Meuse, impossible de faire croire à qui que ce soit que vous ne l’avez pas repéré : si vous cherchez une excuse en cas de non présentation à une convocation, choisissez-en une autre. Marie-Dominique est psychologue du travail et assistante sociale (cette fois, c’est sûr, je fonde un collectif pour qu’on instaure un numerus clausus pour ce genre d’études). Elle aime le contact humain, l’exclusion, ça la révolte : elle est du genre à faire votre bonheur malgré vous. Parce qu’elle n’est pas là pour agir contre moi mais avec moi : ensemble nous allons réussir ma re-conversion. Alleluia! Alleluia! (Je suis tombé aux mains d’une secte.)

Mes devoirs sont faits, j’ai conservé ce côté bon élève qui m’aide parfois à faire illusion. Quand Marie-Dominique lit mon CV, elle a dans les yeux ce sourire qu’on jette sur un cas social au moment de lui venir en aide. Mes traces professionnelles sont des chemins qui ne mènent nulle part : webdesigner pour start-up luxembourgeoise, guide touristique trilingue des grottes de Remouchamps, homme sandwich pour fast food, livreur de géant pour carnaval, rédacteur de mode d’emploi pour électro-ménager, technicien de surfaces en zone nucléaire, boulanger industriel, organisateur d’événement avec et surtout sans importance, gardien de nuit pour plateau ciné. Au FOREM, on cultive la foi en l’humain et le sens de la suspicion, cette brave madame Froissaert pense qu’ensemble on réussira à valoriser cette somme d’expériences mais elle s’étonne des trous dans mon emploi du temps pour ces 2 dernières années : c’est vrai ça, qu’est-ce que j’ai bien pu foutre? Toute vérité nue m’accuse alors, un peu de maquillage et le sens de la formulation : on va dire que je cherchais à me « re-déployer personnellement au niveau professionel ». (Il n’y a pas de société de l’information : on est entré dans l’ère du baratinage)

Me voilà chargé d’une mission : enquêter au coeur du monde du travail, aller rencontrer les professionnels sur leur terrain pour percer les secrets de leur métier. Avec des petites fiches questionnaires à compiler. Dans un mois, Marie-Dominique et moi on se revoit pour un débriefing sur base de mon rapport. J’ai pas discuté, je suis pas très démocrate, j’ai pas le temps. Je suis sorti et j’ai foutu les fiches dans la poubelle de l’entrée. Je suis rentré chez moi, me suis roulé un beau cône de tosh marocain tout coulant et j’ai regardé plusieurs épisodes de l’intégrale de Magnum en dvd. J’entrai en clandestinité : grève sauvage de l’activation de mon comportement illimité. (La lutte sociale hard-core, c’est pas un choix, c’est une question d’esthétique)

J’ai passé tout un été entre petites combines en black et autres piges dans le genre « petites indemnités » d’un côté et farniente dans la ville qui tourne à bas régime de l’autre. (Parce que le tourisme, moi, j’abandonne. De nos jours, c’est devenu aussi chiant que de faire ses courses dans un centre commercial. Et d’ailleurs, ça coûte aussi cher) J’étais vraiment des plus détendus, le matin où je reçu ma seconde convocation avec entête de l’ONEM : le petit vicaire de l’État social s’inquiète de savoir si on m’a suffisament facilité
la tâche pour que je m’active. Nous y revoilà, avec quelques casseroles récidivistes en plus, bien accrochées à mon CV. Il me restait 15 jours pour inventer un plan de bataille : je convoquai quelques potes de confiance en vue d’un bon brainstorming (l’art de la palabre, c’est la seule arme de destruction massive qui reste aux mains des pauvres)
Le lendemain en fin d’après midi, j’étais déjà à Pise avec le soutien de la Région Wallonne (et surtout grâce aux sacrifices de plusieurs collègues chômeurs remis au travail plus ou moins volontairement par une bande d’esclavagistes irlandais eux aussi soutenus par la Région Wallonne). Dans la soirée, j’arrivais dans le minuscule village du sud de la Ligurie où habitait mon oncle et ma tante mais surtout leur troupeau de chèvres pour qui j’avais expressément fait le déplacement. Je passai les 10 dernières nuits avant mon entretien avec les biquettes, dans l’étable. 36 heures avant l’heure H, je repris la route avec la Renault4 de 1981 que ma tante me prêta gracieusement. Sans avoir pris de bain ni changé de fringues, les transports en commun ne constituaient plus une possibilité sérieusement envisageable en matière de mobilité. J’arrivai à Liège vers quelques heures avant mon rendez-vous et je m’achetai 2 pack de 6 Chimay bleues dans un night-shop de la rue Grétry. (sans conteste le maître achat de ce genre de magasin : rapport qualité de biture/prix imbattable)

Le reste fut conforme à mon plan de bataille : à 9h30 j’arrivai complètement fragmenté à mon rancart. Très pro, le jeune héros de l’intégration sociale me lut le rapport négatif de madame Froissaert et en bon démocrate, amoureux du débat contradictoire, il me demanda ce que j’avais à dire pour ma défense – comme si de rien était, avec un flegme et un aplomb franchement remarquable. Je sais pas si j’ai vraiment voulu répondre mais je sais que j’ai gerbé sur son bureau. Mon « facilitateur » céda quelque peu à l’énervement et beaucoup à la panique, moi, je tombaisde ma chaise. Puis je ne me rappelle plus les détails mais je sais qu’ils furent tous très corrects parce que je me suis réveillé sur un fauteuil dans une sorte de salle de conférence, il était dans les 14h. Je suis sorti et dans le couloir, une très gentille madame m’a dit de ne pas m’inquiéter, de prendre l’ascenseur et de rentrer chez moi : on me recontacterait (j’adore quand un plan se déroule sans accroc)

Les nouvelles sont arrivées par la poste une semaine après les faits. J’avais fait très forte impression, on me faisait une proposition d’arrangement « à l’amiable » : une condamnation à une perte de revenu de 10€/jour jusqu’à ce que je fournisse une expertise à un médecin agréé par l’ONEM afin qu’il puisse tester mes capacités réelles à supporter le stress inhérent à la société actuelle. Je consultai un expert psychiatre qui diagnostiqua, chez moi, un désordre conceptuel important mais pas de nature pathologique : dans son rapport, il me déclara incapable de me concentrer sur des sujets déterminés et précis. Incapable d’accomplir de nombreuses tâches mais capable d’en accomplir d’autres, sans qu’on puisse déterminer clairement lesquelles. Le médecin contrôle de l’ONEM avalisa son point de vue au cours d’une visite qui dura dans les 2 ou 3 minutes. Je fus déclaré partiellement inapte au travail et exempt de contrôle. Conformément à l’accord, j’avais récupéré l’ensemble de mes droits (dans certaines sociétés, pour avoir un peu de tranquillité, mieux vaut être considéré comme un handicapé mental que comme un cas social)

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