Territoires ?

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Cet espace intérieur délimité peut être une nation, un ensemble idéologique («Droit dans les Murs» et «l’Europe, forteresse…» pp.16-17), son propre corps («La dimension cachée» , pp.11-12), son espace vital intime («Les territoires du couple», pp. 10-11), l’imaginaire, le rêve, l’art,… Et il peut être investi de différentes manières: habitat, appropriation, contrôle, espace de revendications, de loisirs, de travail, d’évasion… Les animaux aussi marquent leur territoire et l’investissent selon différents modes («Miaou!», p. 13).

L’Etat-Nation : un lien institutionnalisé entre identité et territoire

L’Etat exerce un pouvoir sur une zone géographique particulière délimitée par des frontières. Il gouverne également les populations et les ressources qui le composent. L’Etat-nation agit en homogénéisant les composantes du territoire: langue(s) nationale(s), système scolaire, administratif et politique unifiés, axes de transport, armée, octroi de la nationalité… Les particularismes sont gommés. Le rapport d’une communauté ou d’une personne au monde ne peut plus être personnalisé, comme jadis l’étaient par exemple les systèmes de mesures et de poids selon les régions, les dialectes, les chemins… Les colonies étaient des extensions du territoire national, un massif recul des frontières. Le processus de colonisation s’est aussi fondé sur ce processus d’uniformisation via une gestion territoriale.

L’État investit son territoire notamment en plaçant des drapeaux, des portraits et statues des chefs d’Etat, en influant sur la représentation cartographique…

Cependant, qu’elle serve des intérêts démagogiques ou pas, la cartographie n’est jamais un fidèle reflet de la réalité. Puisqu’il est impossible de tout transposer à une échelle infime, le cartographe préside à des choix. Certains éléments sont renforcés, d’autres gommés, certains simplifiés. Même les couleurs choisies témoignent d’une subjectivité et impliquent des émotions. Jadis, rouge agressif était le bloc soviétique et bleu pacifique le bloc occidental. Toujours sont ocres les pays africains…
Puisque personne ne peut accéder à une connaissance personnelle d’un territoire national, il faut se fier à la représentation de la carte. Et les Etats ne manquent pas d’utiliser ce fait pour insuffler leur propre vision du monde!

L’évolution de l’Etat renforce la normalisation des comportements et leur surveillance. Le territoire se compose désormais de cellules fonctionnelles sous contrôle : postes de travail dans l’usine, logements dans une cité résidentielle, chambres d’hôpital, magasins des centres commerciaux… Apparaissent notamment dans l’espace public des caméras de surveillance et des panneaux normant les comportements (il est interdit de fumer, veuillez emprunter les escalators, il faut manger du poisson une fois par semaine, veuillez tenir votre chien en laisse,…).
Le pouvoir de l’Etat veut tout voir, tout contrôler, il traque les zones d’ombres et les recoins cachés («L’espace public, un club privé ?» p.14).

Si l’Etat réinvestit sans cesse ce lien entre identité et territoire, c’est qu’il n’est pas donné a-priori. Les identités -individuelles ou collectives- ne coïncident pas nécessairement avec des entités géographiques. Les découpages d’espaces ne peuvent avoir aucune valeur pour ceux qui les occupent, tout comme plusieurs individus sur une même zone géographique peuvent ne pas créer le même lien avec celle-ci. On peut également ressentir différemment l’espace selon les échelles que l’on investit : locale, régionale, nationale, mondiale… Le territoire, chez les humains, implique donc une conscience spatiale d’une part et un sens donné à cet espace d’autre part.

Quand la mondialisation explose les territoires

Aujourd’hui, la mondialisation, les migrations, les nouvelles technologies de la communication et de l’information, les changements d’échelle des référents (CEE, organismes internationaux…) font
que les références traditionnelles de l’espace sont mises en question. Que représente désormais l’Etat-nation et ses sous-sections communales, régionales…? Car le lien ne semble pas moribond à en croire l’engouement pour la coupe de football, les sursauts nationalistes, le patriotisme américain, etc.
Que disent les concepts de cosmopolitisme, de village planétaire, et les préfixes abondamment employés de intra, multi, trans, pluri sur les repères de chacun?
Quelles relations existe-t-il désormais entre l’espace d’origine, celui de résidence et le sentiment d’affiliation? («Regards néerlandais sur Bruxelles», p.20, «Être d’ici, naître ailleurs», p.18)

L’espace est hétérogène et les territoires se superposent, voire s’opposent, («Les territoires comme activités, ne pas penser à vide», p. 15), même entre les humains et les animaux («Mort aux roux!», p. 13). Le monde globalisé (finances, info, migrations…) invente de nouveaux territoires d’intégration et en crée d’autres en marge. Cependant les frontières, tout comme les territoires, ne sont pas nécessairement physiques. Le World Wide Web nous fait croire à un monde sans frontières. Non seulement chacun peut se connecter avec la planète entière à tous moments, mais la virtualité des échanges permet de transcender les barrières économiques, symboliques, matérielles, spatiales… En réalité, des territoires marginalisés existent bel et bien: 93% des abonnés aux nouvelles technologies vivent dans les régions Asie, Pacifique et Amérique, l’Océanie et l’Afrique n’en comptant qu’un faible pourcentage. Un citoyen sur deux est connecté à l’Internet dans plusieurs pays développés alors qu’en Afrique le pourcentage est de 1 sur 250. En Belgique, 1,9 millions de personnes n’ont jamais utilisé un ordinateur, et 2,6 millions n’ont jamais navigué sur l’internet. Il s’agit plutôt de chômeurs, de femmes, de personnes âgées et issues de milieux défavorisés.

Le Web n’est qu’un des aspects de cette illusoire grande participation à la société du savoir, de l’information et des loisirs dont on nous engorge les oreilles. Le public des musées en Communauté française reste constitué majoritairement d’hommes, issus des centres urbains et des groupes sociaux les plus aisés et sans enfants. Pour ouvrir leurs portes à tous les publics, les services éducatifs des musées doivent d’abord abolir les frontières invisibles. Car bien plus que le prix du billet, c’est la non-maîtrise des codes qui empêche certaines personnes de rentrer. La peur de ne pas être vêtu correctement, de ne pas savoir comment se tenir, de ne rien comprendre, de n’avoir rien à tirer des savoirs bourgeois… sont des facteurs bien plus incapacitants que de réunir la somme du prix d’entrée.

Les territoires de l’intime

Le territoire n’est donc pas nécessairement un espace géographique ou matériel. La ritournelle de l’enfant dans la nuit marque la séparation entre la nuit obscure angoissante et l’espace investi par le chant qui rassure. Le territoire peut être celui investi par le fantasme et le rêve («Le temps d’une passe», p.12) ou l’art et l’imaginaire («Dans la rétine de l’enfer», p.19). Il s’agit donc bien là du déploiement d’une intériorité, d’une perception spatiale intime qui n’est pas l’apanage des rêveurs ou des nostalgiques réacs dont l’attachement viscéral à leur terre se fait aux dépens des nouveaux venus. Le territoire est aussi le lieu des projections, des affiliations et des rhizomes. L’investissement intime et émotionnel du territoire peut donc prendre une signification politique quand il s’agit de réinvestir des territoires pour créer des lignes de fuite et/ou de nouvelles ramifications. Les politiques de décentralisation, si bienveillantes soient-elles, ne pourront jamais remplacer le vécu intime d’un être par rapport aux territoires qu’il investit.

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