Première étape : la douane poids lourds de Valenciennes. De là, nous espérions pouvoir trouver rapidement un routier qui nous emmènerait jusqu’en Bretagne. C’est drôle, presque cliché, mais à peine arrivées à l’endroit qu’on nous avait conseillé pour le départ, on a vu un drôle de type sortir des fourrés, vêtu d’un imperméable, et l’air hagard. Très vite, il a ouvert son imper et nous a montré son sexe. On savait pas trop s’il fallait rire ou s’effrayer. Dans le doute, on a ri, et on s’est dit qu’il vallait mieux que ça arrive à ce moment-là que plus tard, dans une voiture.
On ne s’est pas découragées. Aujourd’hui, je me dis qu’on était tout de même un peu inconscientes, et nos parents aussi… En deux voitures, on était à Valenciennes.
On était ados, un peu bohèmes, et on aimait bien se la raconter, alors quand les types qui nous prenaient en voiture nous demandaient ce qu’on faisait, où on allait, on disait qu’on était comédiennes et qu’on rejoignait une troupe de théâtre-action en Bretagne. Le théâtre-action, c’est ma sœur qui en faisait, mais bon… Deux petites branleuses qui fumaient leurs premiers joints et lisaient avec extase « Sur la route » de Kerouac, voilà ce qu’on était… La meilleure partie du voyage a commencé dès notre arrivée à la douane poids lourds de Valenciennes. Très vite, un chauffeur nous a proposé de faire un appel avec sa CIBI pour nous trouver quelqu’un qui allait en Bretagne. Une demi-heure plus tard, on montait dans un camion poids lourd où un routier à moustaches plutôt sympa nous accueillait avec un grand sourire. Il allait précisément dans le Morbihan, à quelques kilomètres à peine du village où nous devions retrouver nos copines. Le routier était vraiment sympa. Il nous a même laissé sa couchette et a dormi assis sur son siège pendant son temps réglementaire de repos. C’était une sensation exaltante que de tailler la route de la sorte, pour pas un balle, du haut d’un 36 tonnes. On se sentait libres. On se sentait vivre. À l’arrivée, il nous a offert un excellent petit déj’ dans un resto route, histoire de bien terminer notre périple. Comme souvent avec l’auto-stop, ou ça va vite et bien, ou c’est l’enfer et des heures d’attente le long des routes de campagne. Il nous a fallu presque autant de temps pour faire les derniers 40 kilomètres que pour arriver en Bretagne. N’empêche : on l’avait fait, et nos deux copines qui avaient fait le voyage dans un train tout ce qu’il y a de plus traditionnel nous enviaient tout de même un peu. On leur a raconté nos aventures en plantant la tente dans le jardin d’une résidence de vacances où, nous avaient certifié des jeunes du coin, personne ne venait jamais à Pâques…
À part ce voyage-là, j’ai aussi fait pas mal de stop au quotidien, lorsque j’étais ado. Et mes copines en faisaient aussi assez souvent. On a chacune connu quelques épisodes un peu houleux, avec des types trop entreprenants ou des vieux un peu lubriques, mais pas de quoi fouetter un chat.
Aujourd’hui, excepté via des organisations comme Taxi-stop, qui mettent en corrélation chauffeurs et stoppeurs pour voyager du Nord au Sud dans toute l’Europe, c’est une pratique qui est devenue beaucoup plus rare.
Disparition du sens de l’aventure ? Peur panique liée à une médiatisation des agressions et des violences sexuelles ? Baisse du désir de rencontres ? Degré Zéro de la socialisation ? Syndrôme « touche pas à ma bagnole » ? Pourtant, d’ici à ce que le co-voiturage s’étende et s’organise vraiment, que les transports en commun soient gratuits, que les 4×4 soient interdits en ville et qu’on construise des pistes cyclables, le stop pourrait peut-être constituer un moyen sympa, spontané et informel de participer un tant soit peu à un effort commun pour préserver notre planète. Un moyen aussi, pourquoi pas, de recréer du lien social là où il fait si cruellement défaut.
Je serais triste que mes enfants ne connaissent jamais cette sensation de liberté si particulière que procurent les voyages en auto-stop. Les rencontres
improbables, du meilleur au pire. Les doigts d’honneur libérateurs tendus au quarante-troisième automobiliste qui continue sa route tout seul dans sa bagnole. Et puis, surtout, les discussions délicieuses entre copains, au bord des routes, quand les voitures se font rares…