« Mon caractère ressemble à la ville de Bruxelles, à une cacophonie de mouvements contradictoires et dissonants où s’installe pourtant parfois, pour un temps, un équilibre, une harmonie. Mais il ne faut pas respirer trop fort, sans quoi tout risque à nouveau d’exploser ». Selon l’écrivain Jeroen Brouwers, si Paris est la ville où le surréalisme est né, Bruxelles est celle du surréalisme appliqué. Est-ce là ce qui peut pousser un(e) Néerlandais(e) à quitter l’Eldorado batave pour notre étrange capitale ?
« C’est ce côté inorganisé, bordélique, nonchalant, qui m’a d’abord séduit à Bruxelles », me confie une amie néerlandaise. « En Hollande, tout est très contrôlé, et il y règne un conformisme assez oppressant ». D’autant que le fameux « modèle des polders » est en crise [1], et que le légendaire esprit de tolérance batave a pris un peu de plomb dans l’aile ces dernières années. Ce que certains commentateurs flamands, narquois, ne manquent pas de pointer.
Jan et Joop sont sur un bateau…
Pour prendre la mesure du contentieux entre Flamands et Néerlandais, il n’est que de lire un des derniers opus de Geert Van Istendael, écrivain flamand bruxellois d’habitude plutôt pondéré dans ses jugements, pour qui les Pays-Bas modernes sont devenus « un pays très moche ». L’architecture nouvelle y est mise en conserve, pire, aspirée par le vide, pire, surgelée. La règle de vie fondamentale des habitants consiste à jouer des coudes et ouvrir sa grande gueule. Les Néerlandais se prosternent devant la langue anglaise. Ils vivent dans l’illusion d’avoir toujours une belle avance sur les autres nations. Ils prennent le conformisme collectif pour de l’individualisme. Leur caractéristique fondamentale consiste, à toute heure du jour ou de la nuit, à exprimer tout haut une opinion, même s’ils n’en ont pas. Pour être bref : le culte de l’esbroufe et de la balourdise y est élevé au rang de religion d’Etat [2].
Au moins cette diatribe sévère a-t-elle le don d’amuser mon amie, qui me rappelle qu’en Flandre, on aime bien se gausser des politiciens néerlandais, « coincés, empotés et petits-bourgeois ». Les vieux Brusseleirs appellent leurs voisins d’Outre-Moerdijk, avec une férocité certaine, les « keiskop » (littéralement : « tête de fromage »). Ces clichés ne sont pas neufs, mais ils ont la curieuse particularité d’évoluer avec le temps au point de parfois se renverser. Dans une lettre à l’Anversois Max Rooses, datée d’octobre 1867, Multatuli, l’auteur du célèbre roman anti-colonial « Max Havelaar », s’étend sur ce qu’il considère comme l’incompatibilité des caractères entre Flamands et Hollandais. Selon lui, les Néerlandais n’aiment pas trop l’exubérance : « Le Hollandais est peu amène. Qui ne parle pas, ne fume pas, ne s’assied pas, ne mange pas (…) comme lui, celui-là est un rustre, un homme mal élevé », tandis que les Flamands apprécient les rencontres où on s’interpelle, où on boit, où on fume et même où on chante sans trop de manières : « On boit de la bière, on fume, on fait tout à la diable, on chante sans partition, quelle honte ! ».
Excédés par ce puritanisme, dont plusieurs font remonter l’origine à la culture protestante, un certain nombre d’artistes, des peintres et des écrivains, des Pays-Bas passeront la frontière pour venir se réfugier en Belgique, davantage à Bruxelles – déjà pourtant largement francisée à l’époque de Multatuli – que dans les Flandres. Ils y apprécient ce qu’ils appellent le « mode de vie bourguignon » de ses habitants. Les Ardennes semblent avoir particulièrement attirés ceux que l’ont a appelés les « Tachtigers », des écrivains hollandais à l’origine d’un mouvement de renouveau littéraire dans les années 1880. Ils n’étaient pas tous fortunés, certains comme Multatuli à Bruxelles, fuyaient sans doute quelque tenace créancier batave. D’où peut-être aussi les blagues que j’entendais encore quand j’étais gosse, dans le village de l’Entre-Sambre-et-Meuse où mes parents avaient une seconde résidence, sur le touriste « keiskop ». On doit à
celui-ci l’introduction d’un terme (et peut-être de l’objet lui-même) inconnu jusqu’à ce qu’un bourgmestre, preux chevalier de la TVA, dont la charité nous oblige ici à taire le nom, mais dont tout le monde se souvient, prenne la téméraire décision d’en interdire l’usage sur les nobles plages de sa commune : le frigobox, ou, si l’on entend parler un français irréprochable, la glacière portative. Le tourisme-frigobox « à la Hollandaise » désigne depuis le tourisme d’un jour dans nos vertes contrées.
Les rêves de l’urbanocentrisme
Mais trêve de plaisanterie. On l’aura compris, malgré de louables efforts pour jeter des ponts entre les frères ennemis [3], ce n’est pas tant la proximité linguistique qui attire les Néerlandais à Bruxelles – encore moins ceux, nombreux également qui préfèrent la région de Michel Daerden. « A Bruxelles, tu peux être qui tu es », me confie mon amie. « Tout y est moins prévisible, plus ouvert, même si cette liberté n’est pas toujours exploitée comme elle le pourrait ». Certains ont pourtant décidé de s’engouffrer dans l’ouverture bruxelloise.
Des artistes néerlandais, des auteurs notamment, ont trouvé en Bruxelles, « pied-à-terre des nomades », plus qu’un matériau suffisant : le fantasme idéal pour l’éveil et la réalisation de leurs ambitions artistiques et littéraires. Ce qui n’est pas si étrange. Bruxelles a toujours été et est resté une ville du chaos, toujours inachevée, une cité en chantier, en démolition-reconstruction permanente, un palimpseste de verre, d’acier et de béton. Elle sert donc aisément de toile de projection à tous les désirs et à tous les rêves.
Daniël Rovers témoigne, en tant que cycliste, de sa fascination pour ce joyeux et bordélique dédale de la capitale, dans son premier livre, « Bunzing » (« Putois », 2005) : « Faire du vélo à Bruxelles, c’est comme pédaler dans un grand magasin, c’est même dangereux, mais cela permet de vivre, de contourner et de voir tant de choses ! Cette ville n’est pas faite pour un moyen de locomotion si primitif. Les bâtiments sont trop grands, les rues, trop larges, et les automobiles, tout simplement trop nombreuses. Chaque fois que je vois un cycliste sur le boulevard Anspach ou sur le boulevard Lemonnier, au milieu du tumulte motorisé, une envie irrépressible me gagne de l’arrêter et de lui demander ce qui le pousse ainsi. Il faudrait ériger un arc de triomphe sur le boulevard Anspach qui soit dédié à ces courageux solitaires ».
Venus chercher, peut-être, une identité de rechange, provisoire et problématique, à Bruxelles, nos voisins du Nord nous offrent leur regard, tantôt amusé, tantôt excédé, sur une sorte de territoire initiatique. Après tout, même si trop souvent, hélas, elles s’ignorent superbement, malgré une longue histoire commune, les cultures constitutives du territoire des « Grands Pays-Bas » se complètent, s’échangent, quelquefois se troquent. Et permettent peut-être de résoudre (ou d’éluder) les crises, communautaires, de conscience ou d’identité.
En écrivant à Bruxelles, l’auteur néerlandais Benno Barnard découvre qu’après tout, il était peut-être belge. Non pas un véritable belge, s’entend, mais quelqu’un d’acquis à l’identité artificielle que recouvre le fait d’être belge. Posture d’esthète qui se forge une identité personnelle, cette attitude littéraire face à la vie se dévoile comme belgitude. Faire « comme si », sur ce terrain de jeu que les grandes puissances ont aménagé en 1830 pour éviter et évacuer les problèmes géostratégiques d’alors. Cette belgitude ludique consiste avant tout à vivre avec légèreté, selon notre bon vouloir, sans prendre les choses trop au sérieux, au contraire, en tournant en dérision toute forme de sérieux ou de clarté. « Nulle part ailleurs en Europe, ironise Benno Barnard, il n’existe un si bel alliage de cosmopolitisme et de provincialisme que les sous-catégories de Belges doivent à leur proximité mutuelle et à leur rejet commun de centralisme jacobin à la française. Et puis, moi qui suis un amoureux de la Belgique à papa, je dois admettre que l’Etat fédéral actuel
présente la mécanique fine d’une horloge. Oui, la Belgique est un exemple pour l’Europe ! L’Europe sera belge ou se balkanisera ».