Certaines leçons s’impriment dans la profondeur de la mémoire – on dirait des fondations. C’était un après-midi de septembre, en 3ème année à l’école primaire – l’Histoire était une de ces matières de l’après-midi qu’on commence à étudier à ce moment-là. L’instituteur a pris une corde qu’il a accrochée à un clou dans un angle de la classe puis il l’a tirée sur toute la longueur de la pièce devant nos tronches de bambins amusés – la veille à la même heure, on avait eu bricolage. Quand il est arrivé de l’autre côté il a dit : « ceci, c’est la ligne du Temps. Nous, nous sommes ici et le siècle précédent est là – il a montré un endroit sur la corde distant de moins de 1 cm de « nous » – et le début de l’Histoire de l’humanité est là tout au fond. »
Le Temps en ligne – leçon n°1
Leçon d’Histoire numéro 1 : le Temps (de l’humanité) se déroule sur une ligne. A gauche, le début : la création ex-nihilo du monde, le Big Bang. l’Homme arrive après, à l’époque paléolithique, il y a quelque chose comme 3 millions d’années. De l’autre côté, à droite, une flèche qui symbolise les avancées de la civilisation, l’incessante progression vers la fin de l’histoire. De gauche à droite, des faits historiques rangés par ordre chronologique – avec l’aide du carbone 14 et de la critique historique. Et pas le moindre pli: on n’arrête ni le Temps, ni le Progrès. J’ai toujours beaucoup apprécié le cours d’Histoire – l’un des rares qui faisait une large place au récit. Je voyais le Temps et le Progrès comme des trucs évidents, je n’aurais pas pu imaginer que ça puisse fonctionner autrement. Le monde avait été créé dans le Temps pour le Progrès, quelques chose dans ce genre.
Je me souviens de la première fois où j’ai vu l’expérience d’un temps circulaire. J’ai loué la K7 du film « Un jour sans fin », d’Harold Ramis. J’ai été très étonné, je ne m’attendais pas à un questionnementmétaphysique. Depuis, j’ai vu ce film plusieurs fois, il raconte l’histoire d’un présentateur télé d’une chaîne de Pittsburg qui est envoyé à Punxsuntawey en Pennsylvanie pour couvrir un événement : le jour de la marmotte. Phil Connors est un gars infâme, aigri et suffisant. Le 2 février il se lève pour passer une journée qu’il prévoit pourrie, cette journée ne passe jamais : le lendemain c’est la même chanson de Sony and Cher qui le réveille à la même heure, on est à la même date, il croise les mêmes personnes aux mêmes endroits. Il est prisonnier dans un Temps clos et un espace limité.
Il déprime – imaginez-vous à sa place? Plus de destin, plus d’avenir! Phil enfonce la première porte de sortie qu’il entrevoit : il tente de se suicider. Quand il meurt le 2 février au soir, il renaît au son de « I’ve got you babe » le 2 février au matin : il est immortel. Ce constat expérimental le décide à habiter pleinement et cyniquement cet éternel 2 février – après tout, il pourrait tirer quelques profits d’une position de demi-dieu qui lui permet d’avoir des visions « encyclopédiques » de l’instant. Il n’a aucun mal à organiser un hold-up ou à s’informer sur le passé d’une serveuse de bar pour la draguer. L’espace-temps où il est coincé s’épaissit : il étudie les gestes, explore les rencontres, apprend le piano dans une même leçon… Il devient une sorte de super-héros local et éphémère qui anticipe les accidents de toute une journée. D’un point de vue personnel, il change beaucoup – il profite de son Temps pour recommencer 30 fois sa tentative de séduction sur Rita, son assistante. Un soir cette tentative aboutit, le lendemain, Phil se réveille le 3 février!
Tout ça c’est du cinéma – bien sûr. Et en plus bien amerloque : faut que Phil (alias Bill Murray) s’améliore, qu’il devienne généreux et humaniste, comme dans les films de Capra, pour que le sortilège s’arrête. Reste que son expérience est déstabillisante pour le Temps de l’homme (post)moderne. Ce personnage vit son passé, son présent et son futur dans le même jour : passé le choc initial, il
comprend que si ce 2 février se répète, il est toujours différent. Le Temps a beau ne pas passer pour tout le monde qui renaît à l’identique tous les matins, lui, il a une vie dans la durée. Il se met à concevoir le Temps différement et ça marche – même si le but est de se libérer de ce « cauchemar ». Le Temps pourrait être autre chose qu’une ligne…
Le Temps cyclique : Eternel retour de l’Âge d’Or.
Le Temps de l’Antiquité grecque n’a rien d’une ligne – il est une variation cyclique : la manifestion de l’harmonie cosmique, du mouvement des astres dans l’âme humaine. Ce Temps-là est une sorte de tryptique : il y a bien sûr Chronos (qui passera à la postérité étymologique en inspirant notamment notre chronologie) mais les grecs ne le pensaient jamais sans Aion (le temps circulaire) et Kairos (le temps de l’occasion opportune). Par ailleurs, le dit Chronos – qu’on a eu tardivement tendance à confondre avec son prestigieux homophone Cronos, roi des Titans et père de Zeus – n’est pas un dieu, c’est seulement un être immatériel apparu à la création du Monde et qui entraîne le monde céleste dans une rotation éternelle.
Ce Temps grec et antique, fait de cycles entrecroisés et d’évolutions périodiques, est un héritage d’une vision cosmique du réel d’origine orientale – déjà millénaire et bien implantée dans tout le bassin méditéranéen lorsque Platon écrit le Timée [1]. Les civilsations dites «archaïques» [2] avaient un intérêt tout religieux pour le Temps. Mircea Eliade [3], très intéressé par le Temps sacré de cette Humanité traditionnelle, affirme que, dans ces anciennes sociétés, l’oubli était considéré comme un véritable péché. La nostalgie serait une des caractéristiques principales de l’humanité dite « primitive ». Le Passé qu’elle vénère n’est pas celui de l’histoire profane, de l’histoire telle que nous la concevons : suite des petites aventures des humains célèbres. Les sociétés «archaïques» sont obsédées par l’Histoire sacrée, celle des gestes divins originels qui ont donné naissance à la réalité, au Monde, au Cosmos.
Notre ancêtre humain voulait vivre dans l’Éternité: au travers des fêtes religieuses, il retourne à l’Âge d’Or, celui de l’origine du Monde. Par la répétition rituelle des gestes de la création divine, il était contemporain actif des Temps Cosmiques. Dans ces civilisations à Temps circulaire, la célébration du Nouvel An, par exemple, n’était pas la fête du passage d’un laps de temps à un autre comme aujourd’hui. Le Nouvel An signifiait l’abolition de tout le temps écoulé depuis la création du Monde et le retour au Temps « fort », « pur » et sacré de la Cosmogonie[4]. Ce Temps originel et sacré sert de modèle aux autres temps des activités humaines spécifiques : alimentation, travail, sexualité ou éducation sont traversés par la répétition rituelle des comportements divins créateurs.
Notre cerveau humain (post)moderne jugerait hâtivement l’existence de cet ancêtre avec pessimisme. Cet Éternel Retour de l’origine de la création du Monde n’étant en définitive qu’un genre de version roots du métro-boulot-dodo. Juste plus mythologique et sans doute bien moins urbaine – mais assurément tout aussi déprimante. L’hypothèse d’un autre Temps dans les neurones nous permettrait de concevoir que l’Homme des Temps cycliques assume des responsabilités cosmiques qu’on a presque complètement perdues : c’est un optimiste qui se sauve du néant et de la mort en participant pleinement à la (re)-création de son Monde. Et qui vit dans la certitude du recommencement périodique de la Vie. Inconcevable pour nos cerveaux livrés avec ligne du Temps in situ depuis des générations…
Le cercle brisé : l’ouverture et le mythe du Progrès
Le judaïsme d’abord, le christianisme ensuite [5] construiront une pensée du Temps qui rompt complètement avec celle de l’Humanité «archaïque» et son optimisme de l’Éternel Retour: le Temps devient une ligne, le concevoir en cercle est la marque d’un anachronisme païen – le sommet du mauvais goût et de la ringardise. Le
Temps de la tradition judéo-chrétienne à un commencement clair, net et précis – impossible de se tromper, c’est raconté dans la genèse : tout débute avec la création du Monde ex-nihilo par Dieu him-self. Il y a un Début à Tout et il y aura aussi une Fin à Tout – avec Jugement Dernier, Apocalypse et beaucoup de flammes un peu partout. D’un pôle à l’autre se déploie l’extraordinaire Histoire de l’achèvement du projet créatif divin, notamment par l’une de ses créatures, l’être humain. Dieu lui-même se réserve un droit de théophanie : il se permettra l’une ou l’autre intervention événementielle, seulement aux grandes occases et toujours dans l’unique but du salut de l’Humanité. Dieu devient la guest star de l’Histoire, sanctifiée par sa présence exceptionnelle, et on ne revient plus cycliquement aux Temps Originels de la création du Cosmos.
Lorsqu’ils désignent, avec beaucoup d’optimisme, la Raison comme la force qui pousse l’Homme vers la perfection et la libération de l’emprise des vérités toutes-faites, les penseurs humanistes de la Renaissance – grands fans des philosophes grecs mais évidemment très chrétiens – héritent d’une conception du Temps sensiblement différente de celle de Platon & Cie. Quand viendra, dans la foulée, l’époque des Lumières, l’Histoire atteint l’objectivité ad hoc – avec le concours de la chronologie qui sort le problème de la datation de son âge magique pour le pousser dans l’ère de la connaissance. Tout est en place pour que Le Mythe du Progrès épouse l’Histoire de l’humanité : le Temps est la dimension dans laquelle se développe la puissance infinie de la Raison humaine – qui ne conserve de circulaire que sa capacité encyclopédique à faire potentiellemnt le tour de toutes les questions. La techno-science sauvera l’Homme par la connaissance complète des lois qui régissent le Monde. Le règne de la nouveauté, de la découverte et de l’inédit commence…
Si le Progrès de l’Humanité est évidemment en marche, reste une question d’importance : dans quel sens l’humanité doit-elle avancer pour progresser? Se tromper, c’est risquer de tourner en rond et donc de revenir en arrière – c’est moralement inacceptable. Le XIXème siècle sera celui des philosophies de l’Histoire – pensée éminement conflictuelle puisqu’il s’agit toujours de tracer une direction qui implique l’ensemble de l’humanité. Et quiconque s’est déjà perdu en groupe dans une ville ou dans un bois peut imaginer l’ampleur de la castagne! Condorcet, Comte, Hegel ou Marx détermineront les moteurs et les finalités du Progrès de l’Humanité. Sans jamais tomber d’accord – sauf sur le fait qu’il faut qu’on avance vers la Fin de l’Histoire. Au siècle dernier, il y en aura encore certains pour croire qu’après la chute du Mur de Berlin (1989), ça y était, on était arrivé au terminus (ouf!) : Fukuyama proclamait la fin de l’Histoire! Puis voyant que les nouveautés technologiques – internet, les télés à écran plat, le GSM de 1ère, 2ème et même 3ème génération, la Play Station, le GPS de série dans les Benz … – ne s’arrêtaient pas, il changea d’avis et proclama que la technique était devenue le seul moteur de l’Histoire.
L’Éternel Retour : le Progrès est un has been?
Évitant d’impliquer une causalité stupidement accusatrice, on dirait qu’il y a au moins comme une perspective qui irait des Père de l’Eglise, en passant par Pic de la Mirandole [6] pour finir à Tchernobyl. Une perspective qui n’est assurément plus celle de la pensée organique, holiste et cosmique des grecs et de leurs prédécesseurs. L’a-raisonnement du Monde et de la Nature est le projet de la techno-science moderne (Heidegger), son Temps est linéaire, c’est celui du Progrès in-arrêtable. Pourtant, cette Nature et ce Monde que la Raison et sa mécanique causale veulent maîtriser se manifeste essentiellement dans un Temps Circulaire – cycle de l’eau, de la reproduction, des saisons… Faut-il s’étonner si la grande marche du Progrès interfére avec celle de la Nature [7]? Le Temps linéaire et son corrolaire, le mythe
du Progrès, ne seraient-ils pas devenu un peu trop encombrants dans nos cerveaux?
Pour penser le Temps, Deleuze s’inspire de Nietzsche qui ré-interprète et ré-habilite l’Éternel Retour comme éternel recommencement d’un jeu qui veut qu’à chaque fois qu’on relance les dés, on ré-affirme complètement le hasard. Chaque nouveau coup a une charge cosmique, un potentiel de création de réalité : c’est une sortie du Chaos par la ré-affirmation du hasard et une entrée dans un Temps qui n’est ni supérieur ni successif à un autre. Le Temps n’est alors plus chronologique : s’il est toujours succession d’évènements, c’est sans finalité, sans causalité. Le Temps devient une spirale, un incessant passage d’une dimension (temporelle) à une autre, une constante répétition de sa différenciation – fruit de l’Éternel Retour d’un jeu de hasard.
La conception du Temps cyclique de l’Homme qu’on a appellée «archaïque» serait-elle plus in que celle de l’homme moderne?