Comment utilise-t-on l’espace – plus précisément, l’espace qu’on maintient entre soi et les autres, et celui qu’on construit autour de soi, à la maison ou au bureau. C’est la question que pose l’anthropologue américain Edward T. Hall dans « La dimension cachée » (1966). Pour lui, la façon qu’a l’homme d’utiliser l’espace fait partie des dimensions inconscientes, « cachées », de notre expérience. Il soutient que l’espace est un produit culturel.
Chaque civilisation a sa manière de concevoir les déplacements du corps, l’agencement des maisons, les conditions de la conversation, les frontières de l’intimité.
Hall s’intéresse à l’éthologie animale pour mieux comprendre les comportements humains, en particulier l’étude de la territorialité et de la distance entre les animaux, et des différentes façons (souvent olfactives) qu’ils ont de marquer leur territoire. Chez l’homme, les marqueurs territoriaux n’ont pas disparu. Il suffit d’entrer dans une salle d’ordinateur pleine d’étudiants pour s’en rendre compte: il y a un ordinateur qui semble libre, mais en réalité il y a des indicateurs de territoire, quelqu’un a laissé un pull, un bic, un bloc de feuilles, … ce qui signifie « je ne suis pas là, mais c’est mon territoire quand même ». Ou à la plage, où les baigneurs mettent des marqueurs de territoires s’ils s’en vont (essuies, parasols, …).
Hall développe une science qu’il appelle la « proxémie », qui est l’étude des distances interpersonnelles et de l’espace dans les sociétés. Il distingue trois types d’espaces : deux liés aux territoires et un lié à la distance interpersonnelle, qui forme un espace informel qu’il subdivise en quatre types de distances (intime, personnelle, sociale et publique). On peut en faire facilement l’expérience : si dans un musée, quelqu’un monopolise un tableau, la meilleure façon de le faire déguerpir, c’est de se rapprocher tout doucement de lui et spontanément, il va bouger. Autre cas de figure : un Belge et un Maghrébin parlent ensemble. Le Belge dira que le Maghrébin est un type collant alors que le Maghrébin dira que le Belge est fuyant. En réalité, chacun pense que sa distance personnelle est universelle alors qu’elle est différente selon les cultures. Ainsi, le Maghrébin ayant une distance personnelle plus courte que celle du Belge, il aura tendance à se rapprocher du Belge qui, lui, gêné que l’autre soit dans sa zone intime, se reculera et ainsi de suite.
Ainsi est-il possible de montrer que, tout comme des hommes parlant des langues différentes n’ont pas la même expérience/perception du monde, des hommes vivant dans des cultures différentes « habitent des mondes sensoriels différents ». « Le fait de percevoir le monde de façon différente entraîne à son tour des différences dans la façon de définir les critères de l’entassement (crowding), de concevoir les relations interpersonnelles, ou de mener la politique intérieure ou internationale. Il existe, en outre, de très grandes variations dans l’impact de la culture sur la participation des individus à l’existence des autres ». L’ouvrage de Hall se termine d’ailleurs par un cri alarme devant l’ampleur du problème urbain aux Etats-Unis et la façon négative dont on cherche à le résoudre sans tenir compte de la complexité de la diversité et de la relativité des besoins en matière d’espace.