Depuis quelques mois, de dangereux pirates du son sévissent dans les salons de la capitale. Ce trio de flibustiers – deux Bruxellois et un Parisien – s’invitent chez vous, s’emparent pour un soir de votre amplificateur, y branchent leurs engins bidouillés, pour une rencontre autour de sons glanés ça et là, d’instants décalés, récoltés tant bien que mal au gré des ondes, des déambulations (souvent) nocturnes et de micros parfois indiscrets. Ode au larcin et à la récupération sans scrupule, aux détournements et aux esthétiques irrécupérables, hymne aux foisonnements merveilleux et chaotiques du vivant, telles sont les «brocantes sonores», nouveau concept musical alternatif.
Les « brocantes sonores » sont nées au printemps 2006, de la rencontre de Jacques Foschia, musicien improvisateur, notamment avec le London Improvisers Orchestra, bien connu des amateurs de musique de la scène dite « improvisée », et d’Alain Bolle, qui, entre autres méfaits de son activité débordante, anime des programmes sur les radios associatives bruxelloises Campus et Panik, derniers survivants de l’époque héroïque des « radios libres » – il est aussi organisateur de tournées et de concerts, membre de l’Atelier de création sonore radiophonique et programmateur au cinéma Nova. A ce duo vient régulièrement s’ajouter le Parisien Anthony Carcone, reporter radio et créateur sonore, qui invite à son tour ses amis Bruxellois pour brocanter dans la Ville-Lumière. Des enregistrements de « brocantes sonores » sont passés sur France-Musique cet automne, et un cédé est en préparation.
Les trois compères ne se reconnaissent pas dans le circuit officiel, celui des salles subsidiées. « C’est un choix politique de jouer exclusivement dans les appartements, confie Alain. Un pied de nez au circuit obligé des salles, dans lequel nous ne nous reconnaissons pas, tant en terme de choix culturel ou artistique qu’en terme d’accueil ». Au départ, il s’agissait de simples petits concerts chez des amis, qui s’invitaient mutuellement. Puis le réseau s’est agrandi. Chaque performance est l’occasion de nouvelles rencontres, de nouvelles invitations. « On voulait que nos hôtes utilisent leur propre réseau, résume Jacques. Les gens qui nous invitent sont engagés dans le processus. Au terme de la rencontre, ce sont eux qui nettoient l’appartement ».
Pour boucler une date, pas besoin de contrat : des pense-bêtes, des engagements symboliques suffisent. Pas davantage de cachet : on fait tourner un chapeau après le concert – il y a généralement tout juste assez pour payer une tournée de bières. L’accent est mis sur l’intimité. Parfois au détriment du confort des musiciens, les auditeurs, eux, trouvent toujours un bout de canapé élimé jusqu’à l’os ou un coin de lit pour s’asseoir. « Il m’arrive de jouer assis avec les genoux de quelqu’un dans le dos, mais qu’importe ! A la bonne franquette », s’amuse Alain. « Finalement, ce que l’on fait, c’est de la musique de chambre au XXIè siècle », renchérit Jacques.
On connaissait la formule du concert d’appartement, comme il y a un théâtre d’appartement, mais l’originalité de cette formule tient ici autant à la personnalité des musiciens et à la qualité de leur performance qu’à leur constant souci de créer une intimité. Elle s’apparente davantage à la démarche d’un Boris Lehman, qui préfère improviser des projections privées de ses films chez celles et ceux que ses films intéressent, maniant lui-même son vieux projecteur Bell & Owell, plutôt que de les voir passer sur les écrans aseptisés des multiplexes pop-cornisés.
«Le son est le premier mouvement de l’immobile» (Giacinto Scelsi)
Si Alain mixe les « found sounds » enregistrés sur ses minidiscs, dont il ne se sépare jamais, où qu’il aille, Jacques joue sur deux vieilles radios à lampes, celles que l’on trouve parfois encore sur les brocantes de plein air en été, cachées entre le hamac en macramé, les douilles d’obus de la guerre 14-18 bien astiquées et la gourde en peau de bique (modèle junior ou
caribou). Bien qu’il ne soit pas le premier à utiliser un poste de radio (il a pour illustres prédécesseurs Cage et Stockhausen 1), l’usage qui en est fait ici soulève notre intérêt.
« Avec l’invention de la transmission radiophonique, l’unité de lieu de la musique disparaît, rappelle Jacques. En plus d’être séparés de leur source, les sons se projettent simultanément dans une multitude de lieux. La radio a banalisé la musique dans nos vies quotidiennes. Elle en a fait un paysage sonore ». Comment pourrait-on définir le paysage sonore, le circonscrire en quelque sorte ? « Il faut partir du principe de l’intentionnalité d’un auditeur, qui se met à l’écoute d’un environnement sonore. C’est-à-dire qu’il lui porte une attention particulière, construisant ainsi son paysage sonore ». Les brocantes sonores sont montées dans le but de libérer des espaces et du temps pro-pices à développer une conscience nouvelle de l’écoute et, chemin faisant, à favoriser la pleine liberté des formats et matières. Elles perpétuent les gestes d’émancipation de l’œuvre d’art musicale et les fastes de l’œuvre ouverte. Ce mode plus ou moins «hasardeux» de poétique musicale – contemporain des pratiques ludiques de l’internet et de la part éphémère du zapping – est en phase avec le concept vivant de l’œuvre d’art en perpétuelle mouvance, jamais identique à elle même.
Notre trio accort se défend pourtant de faire de la musique « électronique », même s’ils utilisent des technologies, anciennes comme des radios à lampes (Jacques), ou mo-dernes comme des minidiscs (Alain) ou la web-radio, et des instruments « préparés » comme l’est la guitare d’Anthony. «L’électronique a tué beaucoup de choses, se désole Jacques. On a perdu la physicalité, le rapport physique et géographique aux fréquences et aux phénomènes de radiation. Mais on y reviendra sûrement». A l’inverse d’internet, flux de point à point, en ligne droite, pur maillage, sans radiation, l’onde à une dimension plus tactile, toute en volume. D’où sa plus grande ouverture, sa fragilité aussi. « Chacun peut entrer dedans, avec son corps, la perturber. De là sa dimension plus politique – à l’époque de la guerre froide, on a pu assister de part et d’autre du « rideau de fer » à la guerre des ondes… Gamin, j’étais fasciné par les modifications de signaux, lorsque, dans une voiture, l’antenne de la radio passait sous un pont ou un câble de haute tension. Les récepteurs radio permettent de mesurer ces effets migratoires, ces interférences, ces perturbations du champ magnétique ». Le choix de travailler avec des radios à lampes, technologie presque artisanale, plus manuelle, antérieure aux transistors et aux circuits intégrés n’est donc pas une coquetterie d’artiste. « Cela permet de relativiser les discours, parce qu’il y a toujours un autre discours derrière, sur une autre fréquence.
Notre travail, au croisement entre le domaine de la recherche musicale et les phénomènes de communication, consiste à juxtaposer du réel qui se passe en des endroits différents, ce qui crée un nouveau temps, qui est celui de l’écoute et des auditeurs. Il recompose une forme de réalité, resitue des choses qui ne sont pas conçues pour être les unes aux côtés des autres ». Pour recréer un langage, tisser des liens et (si possible) de l’affectivité.
http://www.brocantesonore.be/
Notes:
- Dans « Imaginary Landscape IV » (1951) pour douze postes de radio ondes courtes, de John Cage (1912-1992), l’auditoire entend ce que les radios diffusent pendant le temps où l’œuvre est interprétée. Karlheinz Stockhausen (né en 1928) compose en 1968 « Kurzwellen » (en français: « Ondes courtes ») est une pièce pour six acteurs musicaux, quatre instrumentistes, qui disposent chacun d’un récepteur à ondes courtes d’où il puise son matériau musical, un “microphoniste” et une personne qui contrôle les filtres et les potentiomètres.
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