– Mrrrrrooowwww… (frotte, frotte). Mâââârrrrr… Rrrrh, Rrrrh…
– Rrooh, ça c’est un bon chat ça madame, rrrooh oui un bon chat…
Ouh qu’il est gentil le minou, gouzi gouzi viens ici!!! Allez, viens…. viens, je te dis! Ooooooh… Moooooh…
Ainsi débutent invariablement les journées de Roger, un gros siamois, et de Corinne, sa maîtresse, ma voisine; un concert de câlins tendres et velus. Ils s’entendent bien. Corinne sort tous les jours lui acheter des steaks à la boucherie, Roger a le poil lustré et déjà un peu d’embonpoint. Pour ma part je suis scandalisé : cette sale bête est mieux nourrie que moi, en plus je suis allergique aux poils de chat. Parfois me vient une idée, un fantasme vengeur : un jour, j’irai frapper à la porte de ma voisine et je dénoncerai la supercherie : non, Roger n’est pas un tendre, c’est un salopiot profiteur qui exploite sans scrupules la détresse affective de sa maîtresse pour bouffer et pioncer à l’œil. Chez les chats, le fait de se frotter la tête et les flancs contre quelque chose sert à marquer son territoire, une sorte d’instinct de propriété félin si vous préférez. Corinne n’est donc pas une amie pour Roger : c’est sa chose, son garde-manger, sa poule. On verra, tiens, le jour où Corinne se dégotera un homme, un vrai, si Roger continue à faire le mac. En plus elle est jolie, Corinne.
Roger n’est apparemment pas le seul à se comporter en mufle. Je viens de lire un bouquin sur les territoires des animaux : tout n’est pas qu’harmonie au royaume de dame Nature! Vous connaissez les combattants, ces magnifiques poissons d’eau douce originaires du Sud-est asiatique? Les mâles de cette espèce peuvent se battre à mort entre eux pour de petites zones d’algues et de pierres suffisantes pour eux-mêmes et leurs petits. Ils sont très prisés comme poissons d’aquarium car il suffit de mettre un miroir devant eux pour qu’ils se gonflent violemment, jouent du pectoral, roulent les mécaniques et se jettent sur le miroir toutes dents dehors. Il faut toujours vite retirer le miroir car sinon ils s’assomment jusqu’à la mort : c’est vous dire s’ils sont cons. Ah, la nature, les jolis pioupious, mon œil! Une lutte féroce pour la survie, oui, c’est le règne du plus fort, du plus gros et du plus brutal! La guerre de tous contre tous, la loi de la jungle! Les lois de la nature, en somme, que nous ferions peut-être bien de commencer à suivre pour…
– Hé, ho, Walter, jamais t’arrêtes de raconter des conneries ?
Quoi? Qui se permet de… ah… euh… bonjour professeur Wiki… euh.. ça va?
– Non, ça ne va pas, je t’écoute depuis deux minutes et tu racontes n’importe quoi. Tu mélanges les comportements territoriaux et les comportements reproducteurs, tu mélanges la sélection naturelle interspécifique (entre les espèces) et intraspécifique (à l’intérieur d’une même espèce, le cas de l’homme depuis des milliers d’années), tu attribues des intentions d’homme à un chat et pour couronner le tout tu te permets de faire des généralités politiques à partir de «lois de la nature» que personne ne peut prétendre maîtriser complètement. Alors sois gentil, calme-toi la testostérone, re-prends tes esprits et fais-moi le plaisir de présenter à tes lecteurs un exposé concis et rigoureux. Non mais!
Euh… on en était où? Ah, oui, le territoire chez les animaux, version chiante… c’est parti : commençons par les choses simples. Un territoire est une zone délimitée sur laquelle s’exerce un contrôle. Certains animaux ont des comportements territoriaux, mais il s’agit d’une minorité. Ces comportements territoriaux se manifestent par la défense d’une zone donnée.
La définition et les modes de défense de cette zone varient considérablement selon les espèces, avec des buts eux aussi différents. Ainsi la défense du territoire ne prend que rarement la forme d’une lutte ouverte, mais passe plutôt par des manifestations particulièrement évidentes destinées à prévenir et renseigner les autres membres de l’espèce afin de
minimiser les risques de confrontation ouverte. Ces manifestations peuvent être auditives, comme le chant des oiseaux, les cris de certaines espèces de singe comme le gibbon ou les chanteurs de variété produits par la télévision.
– Walter !!!
Pardon, pardon! Je reprends : olfactives, par des dépôts d’urine (la frénésie pisseuse de nos chiens domestiques est un reste de ces comportements), d’excréments ou de substances odorantes produites par des glandes spécifiques telles celles sécrétées par des mammifères qui se frottent aux arbres (ou aux gens dans le cas de Roger). Et visuelles, comme les plumages de couleur vive de certains oiseaux mâles. Nos drapeaux patriotiques remplissent également cette fonction.
Les choses se compliquent quand on passe d’un individu à plusieurs, et au détail de l’étendue et du contenu de ce territoire. Ainsi, les rouges-gorges défendent leur territoire en couple durant la saison des amours mais individuellement en dehors. Certains nectarivores (qui se nourrissent de nectar) ne défendent leur territoire que le matin, lorsque les plantes sont plus riches en nectar. Chez les espèces qui ne forment pas de couples permanents, les territoires des mâles et des femelles sont souvent indépendants, les mâles ne défendant leur territoire que contre d’autres mâles et les femelles que contre d’autres femelles. Dans ce cas, si l’espèce est polygame, le territoire du mâle peut contenir plusieurs territoires femelles, et inversement chez les polyandres. Enfin, certains oiseaux comme les merles défendent des territoires éloignés de leur nid lorsque ces territoires recèlent une ressource importante.
Mais ces comportements territoriaux restent minoritaires : en général, un individu ou un groupe d’animaux vivront plutôt au sein d’un espace qu’ils occuperont mais ne défendront pas nécessairement, on parle alors plutôt d’habitat. Les habitats de différents groupes d’une même espèce se chevauchent fréquemment, et dans ces espaces de chevauchement ces groupes tendront davantage à s’éviter qu’à s’affronter.
Les écologues du comportement animal (ou éthologistes) tendent à penser que le comportement territorial serait induit par l’abondance ou non des ressources en nourriture. Des comportements territoriaux ne seraient ainsi susceptibles d’apparaître que lorsqu’une ressource alimentaire est présente en quantité abondante sur un territoire suffisamment restreint, permettant à un individu ou à un groupe de le défendre sans trop d’efforts. Ainsi, les oiseaux insectivores comme les martinets (ci-contre) ne défendent guère autre chose que leur nid, leur nourriture étant abondante mais répartie aléatoirement.
En revanche, les grands carnivores comme les ours ou les grands rapaces ont besoin d’un vaste territoire pour garantir leur alimentation; ce comportement territorial disparaît toutefois dans le cas d’un excès soudain de nourriture, comme pour les grizzlis d’Alaska pendant les périodes de migration des saumons.
Ces quelques exemples ne concernent qu’un territoire « physique », correspondant à une circonscription géographique mesurable, et on pourrait trouver bien d’autres échelles pertinentes pour la notion de territoire (les limites du corps, par exemple).
Certaines caractéristiques des comportements territoriaux des animaux se retrouvent bien évidemment chez l’homme, mais les comportements humains sont beaucoup plus complexes que ceux des animaux étant donné qu’ils sont influencés par d’importants facteurs historiques et culturels, une vision de l’avenir et des processus de sélection intraspécifique majoritaires (si l’on met de côté l’énorme exception des virus et des bactéries, l’homme n’est plus en compétition avec une espèce particulière pour la défense de ses territoires, ayant exterminé tous ses rivaux).
On tâchera donc de se garder de toute généralisation abusive de type « loi de la jungle = loi de la nature = guerre totale permanente » : comme d’habitude avec la nature, c’est plus compliqué que ça. J’ai tout bien dit?
– Bien, bien, c’est
nettement mieux…