Car si les territoires vivent et tiennent, c’est en tension, en ne cessant justement de poser la question des limites qu’ils « entre-tiennent » avec d’autres territoires. Il s’agit toujours de tenter de « prendre » certaines entités externes. Mais « prendre », ce n’est pas simplement « se servir » ou « asservir ». « Prendre », c’est d’abord toujours prendre d’une certaine manière, qui n’est pas identique aux autres manières de prendre la même entité. Et si la « prise » réussit, c’est que l’entité s’est au moins légèrement modifiée. C’est donc que, dans cette relation, elle aussi est active, qu’elle n’attend pas là bêtement, qu’elle continue d’ailleurs toujours à négocier la prise. Elle a forcément aussi plusieurs manières de permettre cette prise. Mais si c’est le cas, c’est qu’elle peut exister dans plusieurs autres territoires, selon des prises multiples. Tout ceci est très pratique. Cela me permet de penser la relation entre territoires. Cette faculté d’une entité d’être prise comme ceci, ici, et comme cela, là-bas, permet de spécifier les articulations, les coopérations éventuelles, les indifférences ou les frictions toujours possibles entre territoires, sans pour autant les formater comme des compétiteurs libéraux en guerre puisque avides de ressources identiques et séparés par la monotonie d’une seule et même ligne sans épaisseur.
Une entité, par exemple humaine est le plus souvent prise dans plusieurs
territoires : nous avançons plutôt par agencements territoriaux qui se superposent, interfèrent, etc. et que nous essayons souvent de rendre continus.
Pratiquement, concrètement, les territoires sont exploratoires : l’activité territoriale consiste à articuler des éléments (gestes, postures, énoncés, entités physiques) qui n’y étaient pas forcément destinés et qui, dans cette opération se rendent aptes à modifications. Ces opérations ne supposent donc ni une proximité spatiale, ni une frontière, préalables à la fabrication d’un territoire. Contre l’équation homogénéité=local=territoire, je ne peux pas certifier qu’à un lieu correspond un et un seul territoire et je ne peux pas m’intéresser à un seul territoire sans en même temps être pris dans d’autres territoires.
Peupler les chancres
Dans ma ville, à Bruxelles, des zones manifestent cela au plus haut point ; elles ressemblent aux interstices que le sociologue américain Thrasher décrivait dans les années 1920 à Chicago. Thrasher les définissait comme des zones non attribuées à un usage prédéfini, ou plutôt des zones qui ne le sont chaque fois que provisoirement, sans garanties, l’attribution étant liée à l’activité qui s’y déroule. Il s’agit de zones où les fonctions urbaines déterminées perdent leur clarté : fragments de bureaux, restes de logements, rails de trains, terrains vagues, activités exploratoires diverses et tentatives – notamment par des adolescents, ceux justement qui ne se laissent pas identifier – de « tenir l’espace » par une série de prélèvements et de marques. Mais « tenir l’espace » n’offre aucune garantie qui en dépasserait l’activité : si les prises s’essoufflent ou sont rendues impossibles (par exemple par un nouveau projet immobilier), eh bien, c’est ce «tenir», cette activité territoriale qui est en danger.
Or, ce sont justement ces espaces qui se voient parfois très officiellement traités de «chancres», de trous qu’il s’agirait de «combler». Et chancre signifie aussi «cancer», «cancer» urbain. Je ne veux certainement pas minimiser la violence qui présida et préside encore à la production de ces zones : expropriations et échecs, lenteurs «imprévues» des projets immobiliers mégalomanes au mépris et/ou dans l’ignorance des constructions territoriales multiples qui y proliféraient. C’est donc mais indirectement sur les cendres de ces territoires que ces zones apparaissent. Mais ce n’est pas en raison de ce désastre que nous pouvons les recouvrir maintenant d’un semblable silence. Ce silence est le meilleur cadeau fait à ceux qui considèrent la ville en termes
« d’espaces disponibles ».
Le territoire qui fait taire se rêve seul
Il y a en effet une conception originale du territoire et de la frontière qui a justement pour ambition de faire taire les autres modes territoriaux. Ce « territoire », c’est celui fabriqué pour que s’y applique un gouvernement par intégration territoriale. Un territoire « intégré » est un territoire qui, défini par une frontière administrative de l’épaisseur d’un trait, utilise la carte qu’il se donne comme seule entité pertinente. Sur la surface de cette carte s’agite une population et des activités subdivisées en catégories sur lesquelles un gouvernement se propose d’agir pour qu’elles se renforcent en un cercle vertueux de richesse et de cohésion. L’ « aménagement du territoire » se donne un territoire qui, dans ce geste, se conçoit comme « déjà donné » et comme unité la plus pertinente pour « englober » et aplanir tout ce qui s’y passe, à savoir les autres territoires. Les étrangers deviennent tous ceux qui sont de l’autre côté du trait, à commencer par les autres villes ou espaces qu’il s’agit de surpasser dans le cadre de rapports de concurrence. C’est la meilleure intégration possible qui rendra le territoire « attractif ». Les entités extérieures doivent être prises sans leur conférer le pouvoir de changer le territoire d’attraction : ces entités – postulées connues – doivent seulement se « localiser » sur le territoire sans affecter la manière avec laquelle le territoire « prend ». A la limite, il s’agit d’un territoire sans activité territoriale et en tous les cas, sans exploration territoriale.
L’idéal territorial est ici unitaire, continu et homogène. C’est au sein de cette unicité qu’il y a lieu d’articuler au mieux les dimensions sociales, économiques, culturelles, politiques. La mixité et le rapport entre fonctions se jouent à ce niveau et ce sont ces cartes régionales que les divers protagonistes du plan, les différents représentants régionaux débattent. On pourrait célébrer cette construction originale – il s’agit notamment de ne pas laisser le marché réguler les productions urbaines – si cette forme de représentation ne se doublait pas d’une hiérarchie reléguant les autres en portions jugées arbitrairement plus « simples ». Ce tour de force confond notamment opérations de simplification parfois nécessaires à l’action et simplicité réelle de ces portions. Le niveau de complexité devient celui de l’intégration, à savoir l’échelle d’où l’on aménage. Entre ces zones, le cercle vertueux et la circulation doivent réaliser l’intégration d’un maximum de mixité possible.
Les zones dites « territorialement défavorisées » bénéficient de dispositifs et de contours spéciaux pour renforcer « l’attractivité » et accentuer une « mixité ». Mais jamais l’attractivité n’est pensée comme force de répulsion pour les entités jugées non attractives : la mixité semble être posée comme le problème des zones financièrement pauvres et non des zones financièrement riches. Les zones pauvres sont alors étrangement prises en défaut de mixité peu importe qu’elles ne le soient que du seul point de vue des revenus déclarés, peu importe la variété des territoires à l’œuvre. Car ce qui motive d’abord l’action sur ces zones, c’est leur faiblesse supposée, tout comme ce qui motive les nouveaux grands chantiers sont les vides supposés. Il est d’ailleurs aisé de sacrifier ces portions puisqu’on les pense « faibles », d’y implanter de nouveaux chantiers pour « leur bien » et pour le bien général de « la » ville, c’est-à-dire dans ce cas depuis l’échelle du plan qui l’aménage. Il est facile de ne pas mettre en place des dispositifs de pensée aptes au moins à déceler ce que l’on rate en agissant de la sorte, c’est-à-dire la possibilité de forces certes subtiles, mais seules aptes à nous apprendre quelque chose de nouveau sur ce que l’on entend par « ville », « agencements territoriaux » ou « urbanisme ». Au passage, comme ethnographe, ça m’embête : quelque part, ça casse le travail.
Les mettre en place relève d’un travail plus long comme en
témoignent certains comités de quartier, certains architectes ou certaines interventions urbaines lorsqu’elles déploient les territoires menacés et nous montrent des forces de ce qui n’était défini que négativement*. Les catégories de «vide» et de « faible » sont les pires dangers qui alimentent les rêves des promoteurs. Et je crois que particulièrement à Bruxelles, l’on sait qu’il est périlleux d’habiter dans les rêves des autres.