La STIB et les musiciens mendiants

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Depuis le début du mois de février, des messages diffusés par hauts parleurs indiquent aux usagers que les musiciens sont interdits dans les stations et qu’à partir de mars, des contrôleurs séviront. Ce n’est certes pas nouveau. Il y a longtemps que les musiciens et mendiants sont harcelés par les services d’ordre de la STIB, qui entend nettoyer ses rames d’hôtes indésirables qui font tache aux yeux sensibles de sa clientèle solvable. « Des clients se plaignent de plus en plus, ces derniers temps, d’être importunés par les mendiants. Il va de soi que nous souhaitons éviter ces nuisances à nos clients. De plus, ces comportements représentent un danger », annone un porte-parole. On ne compte plus, en effet, les agressions au cornet à piston dans les couloirs du métro. On se croirait dans un sketch des Monty Python, celui où John Cleese apprend à ses élèves comment se débarrasser d’un agresseur à la banane, « vu qu’on a déjà vu les framboises, les fraises, les raisins et d’autres fruits les neuf dernières semaines ».

Cette criminalisation des « comportements déviants », ceux qui ne s’insèrent pas dans le circuit de l’échange commercial, est devenue une constante de la politique de notre société de transports publics. Après les sans-papiers, les sans-tickets, et même les poussettes d’enfant [1], c’est donc sur les musiciens que vont être lâchés les flics de la STIB, dont la musique ne semble pas avoir adouci les mœurs [2], et que vont pleuvoir contrôles, amendes et confiscation d’instrument. Sauf s’ils sont accrédités.

Musique d’ascenseur contre musique des censeurs

Selon la société de transports en commun, l’objectif n’est pas de chasser tous les musiciens de réseau métropolitain. «L’ambiance que cela génère est utile mais nous souhaitons que cela soit fait d’une façon plus organisée et contrôlée », explique le porte-parole. Le troisième volet du « Plan Corparate Stations » qui traite de la « convivialisation du parcours clients» – c’est dans ce genre de novlangue que l’on cause désormais du côté de la Porte de Namur – considère que « la présence de musiciens dans les stations de métro, à condition qu’il s’agisse de musiciens de qualité, apporte une plus-value au parcours du client qui bénéficie lors de son déplacement au sein des installations de la STIB de petits moments conviviaux et culturels ».

Ce n’est pas avec un aimable pensum de cet acabit qu’on se débarrassera de tous ces cachetonneux basanés du souterrain, ces enchanteurs de chalumeau au talent aléatoire, dénués de toute miséricorde envers les tympans des honnêtes navetteurs salariés, épuisés par une journée de travail, ces saladins du grand répertoire, qui rivalisent d’imagination pour distribuer alentours leurs versions accordéonisées de la cucaracha, de l’œuvre complète de Frank Sinatra ou d’une version pour cymbalum du thème de « Titanic », audible dans toutes les bonnes artères commerçantes, de la rue Neuve à Vladivostok.

Une sourdine va être mise à ces « nuisances sonores ». D’autant que la Stib est en pleine cure de relooking. Les uniformes flambant neufs des employés, des agences commerciales ou des véhicules s’accommodent mal des chanteurs à gobelet et autres crève-misère. Les carences du métro en matière de propreté et de sécurité sont connues de tous. Grâce aux gestionnaires de la STIB, habitués à penser à la place de ses usagers, on sait donc qui en sont les responsables. Ces usagers qui, frappés par la hausse des tarifs, en auront au moins pour leur argent, puisqu’on soigne désormais « l’ambiance » musicale des stations – en attendant qu’elle ne s’infiltre aussi dans les véhicules de surface.

Plaidoyer pour la easy listening

Et ce domaine, le savoir-faire des responsables de la société de transports publics en étonnera encore plus d’un. La musique d’ambiance du métro est diffusée en numérique par Time Limit [3]. Depuis plus d’un an maintenant, une musique plus fun, «plébiscitée des clients », a supplanté « l’orchestrale sirupeuse et passe-partout ».
« On est maintenant musicalement up-to-date ! », claironne-t-on à la STIB.

La programmation nouveau cru reprend des hits pop et rock des années ’80 et ’90 et a réussi a débarquer la easy listening [4] qui avait cours sur le réseau depuis les origines du métro dans les années 70. On peut s’interroger sur l’utilité d’avoir un espace public saturé de musique, comme c’est de plus en plus le cas aujourd’hui, dans un sens de plus en plus faussement consensuel et qui sanctionne le phénomène de régression de l’écoute qui s’opère dans notre civilisation «surmusicalisée». Qu’on comprenne bien : ce n’est pas la qualité intrinsèque de groupes comme Madness ou Dire Straits qui est ici en question que le fait que leur musique sert de support à une version fétichisée de l’espace musical. Le marketing repose encore et toujours sur les mêmes présupposés behavioristes ringards : tenir le public en haleine, dans un état d’excitation permanente, ce qui était précisément le but recherché par la muzak [5] aujourd’hui tant décriée. Sauf que la pop n’est pas particulièrement réputée pour ses effets apaisants, il suffit de se poster à la sortie d’une boîte de nuit un vendredi soir pour très vite n’avoir plus assez de ses dix doigts pour compter les coups qui s’échangent.

«Nous nous sommes orientés vers des programmations chantées, plus conviviales», fredonne un responsable du métro. On ne lui demandera pas en quoi des chansons en anglais sont plus conviviales qu’une pièce de guitare acoustique, ou le silence, car il n’est pas sûr que sa réflexion autour du concept de « convivialité » qu’on nous ressert à toutes les sauces, ait été jusqu’à entamer les œuvres complètes d’Ivan Illich. Et pour éviter de froisser les susceptibilités communautaires, vous n’entendrez aucune chanson en français ou en néerlandais dans les 69 stations du métro bruxellois.

Qu’on ne s’attende pas non plus à entendre du Albert Ayler, ni à découvrir des œuvres peu médiatisées. La programmation musicale ne sera pas le reflet de la création, mais bien celui des « hits ». Le porte-parole plaide pour ce qu’il appelle une approche populaire, car « il faut plaire au plus grand nombre d’utilisateurs ». On peut craindre que le service public ne développe sa réflexion musicale qu’avec des consultants privés, et non avec des praticiens de l’éducation permanente et de la démocratisation culturelle. Pourtant, « plaire au plus grand nombre est également le but du musée vivant que la STIB s’est constitué en exposant dans ses stations nombre de peintures, sculptures, photos ou tapisseries. Et pourtant, l’art contemporain n’est pas a priori populaire !» [6]

Ce souci de faire « populaire » n’ira toutefois pas jusqu’à tolérer cette plèbe des musiciens mendiants, que d’aucun louent pour leur éclectisme et leur capacité à favoriser «une harmonie entre les hommes et leur environnement quotidien » [7], s’opposant ainsi à l’archétype de l’industrie musicale qui domine la vie culturelle. Car désormais, pour jouer dans le métro, il faudra introduire une demande dans l’une des boutiques de la STIB. « A Barcelone, les musiciens du métro passent une audition et son jugés sur la qualité de leur musique. Nous n’irons pas jusque-là mais nous examinons les moyens d’améliorer le système ». Pour ce qui est « d’améliorer le système », on peut faire confiance aux ingénieurs stibiens qui nous ont moulte fois prouvés par le passé – à grand renfort de rupture de charge, suppression de lignes, de places assises dans les véhicules, de montée à l’avant, etc. – leurs capacités de répondre aux situations de terrain que visiblement ils maîtrisent aussi bien qu’un logiciel « limewire ». On attend donc avec impatience que les fins mélomanes de la STIB accréditent les musiciens de l’Orchestre de la Monnaie (métro Bizet). D’ailleurs, ça ne s’invente pas, ce plan de chasse aux musiciens s’appelle … « Opération Beethoven» [8]. A moins qu’ils ne préfèrent Céline Dion? Ou Johnny-le-Belge ?

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