La spirale du pire

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Cette période de poisse avait commencé près d’un an plus tôt, début 2005, le jour où la maison que je louais depuis vingt ans (à un prix dérisoire) a été vendue. Au chômage depuis dix ans, je n’avais pas les sous pour l’acheter et je devais la quitter, trouver un nouveau logement et déménager. Je ne suis pas du genre à avoir des problèmes de paiements. J’ai travaillé longtemps et j’ai toujours géré mon budget sans difficulté, même pendant les périodes de chômage. À 52 ans, voici, comme on dit, des emmerdes en spirale…

Mon ancien propriétaire m’a laissé tout le temps nécessaire pour partir. Au bout de dix mois de recherche, j’ai trouvé un « deux pièces » neuf à un loyer « raisonnable » (comparé à ceux pratiqués depuis quelques années même dans les quartiers modestes). Bien qu’il soit deux fois plus petit, mon nouveau logement me coûte beaucoup plus cher que le précédent. D’une manière concrète, depuis ce déménagement, il me manque une centaine d’euros pour boucler le mois. La recherche d’emploi devient déprimante : aucun contrat n’apparaît plus possible pour moi. Je suis parvenue à trouver de nouveaux petits jobs supplémentaires payés avec des chèques A.L.E. mais ces compléments de revenu sont dérisoires et toujours ponctuels.

Un déménagement, c’est une série de dépenses auxquelles il faut faire face sans délai : le transport des meubles, la clôture et les transferts pour l’eau, le gaz, l’électricité, le téléphone, le changement d’adresse à l’administration communale (coût : 6 € !), la caution locative (deux mois de loyer) et bien sûr le premier loyer. En un mois, le niveau de vie baisse en flèche. Comme beaucoup de gens dont le revenu est proche du seuil de pauvreté (actuellement 775 €), je suis dans le rouge dès le vingt du mois. Cette étape « fin de mois » dure encore deux semaines, les allocations étant payées peu avant le 10 du mois. Je paie des intérêts à une banque (14%) et je me paupérise chaque jour davantage. Tout se paie cher.

Le quotidien a pris des allures de déprime depuis la hausse des factures d’énergie et les arnaques en tout genre, sous-jacentes ou réelles. J’ai déjà l’expérience de quelques mésaventures. La dernière en date, c’est une facture mensuelle d’électricité de 97 € (pour une personne seule dans 70 m2). Un ami s’est occupé pour moi de contacter Electrabel. C’était une erreur de relevé d’index (je me demande bien comment). La régularisation met un certain temps à devenir effective. En attendant, la domiciliation bancaire (engagement obligatoire dans le contrat) s’exécute comme il se doit et la dette grandit… Je me sens harcelé par le coût de la vie. Plus le temps passe, plus mes chances de signer un contrat de travail diminuent, ainsi que mon niveau de vie ; depuis longtemps, je n’achète plus de livres ni de disques. Je ne vais jamais au restaurant. Je suis parti trois fois en vacances, sur invitation. Je m’habille « en seconde main ». J’ai supprimé le téléphone fixe et la télévision.

Quand un budget devient inutile parce qu’il est impossible à respecter, on fait quoi ?… On panique, on patauge. On en parle autour de soi (à certains moins qu’à d’autres, ça fait toujours mauvais genre d’être fauché). Voilà que tout naturellement, à plusieurs reprises, mon entourage me conseille de demander une aide au C.P.A.S. Je suis étonné. On me dit qu’un service a été créé, réservé aux problèmes de paiements des énergies. Je réfléchis. Chaque jour je cherche une solution autre que celle-là. Je me sens déjà coupable comme si j’allais priver un plus pauvre que moi. J’observe aussi ce qui m’arrive : je fais une demande d’assistance, c’est que je ne peux plus agir d’une manière vraiment autonome. Intérieurement, c’est la révolte et aussi la honte. J’ai souvent entrevu une évolution positive de mon statut et non celle qui m’arrive. Je n’ai aucune envie de basculer dans la pauvreté et pourtant, tout porte à croire que c’est ça qui se passera dans deux ans si les choses continuent comme ça et, donc, une visite au C.P.A.S. s’impose.

Après
présentation de mon problème au guichet d’accueil et constitution de mon dossier avec un intervenant, j’obtiens un rendez-vous (avec un mois d’attente). Au jour dit, l’assistante sociale prend devant moi contact avec Electrabel pour vérifier ma situation. Elle me parle beaucoup d’elle et m’écoute peu. Je comprends pourquoi les assistantes sociales ont mauvaise réputation… Elle me propose de réunir les factures de mon déménagement et mes frais récents (énergie, santé,…), mes extraits de compte des trois derniers mois et, « si en dehors des payements incontournables, il vous reste moins de 300 euros, on pourra envisager une aide ». Dix euros par jour pour manger, se soigner, s’habiller, entretenir son lieu de vie, se déplacer, se cultiver… tout ça sous contrôle. Entrer dans une logique d’aide sociale, c’est perdre une partie de son intimité. On explique en détails comment on vit, ce qu’on fait avec ses revenus, euro par euro. Faire cette démarche demande une énergie considérable. Pas seulement dans les mouvements mais aussi dans la tête. C’est comme une toile de fond toujours présente qui colore le moindre déplacement. C’est en même temps dénoncer l’air du temps. Mais pour moi, c’est l’effondrement. Je me dis que c’est bien que mes parents ne voient pas ça, (ils sont morts depuis longtemps). Ils seraient malheureux de voir leur petit dernier si petit (je suis petit).

Rentré chez moi, je réunis les factures et extraits de compte des trois derniers mois. La facture de mon déménagement est invisible ; C’est une série de coups de main des copains et copines. C’est des échanges de meubles, des voitures et des repas partagés … Des amis, celui qui n’en a pas, comment il fait?… assurément, il patauge.

J’ai beaucoup cherché, je ne trouve pas la facture, enfin plutôt le ticket de caisse, de ces lunettes (deux verres : 330 €) ; idem les semelles orthopédiques pour lesquelles j’ai payé contre une attestation de soins. En fin de compte, la moyenne mensuelle est fatidique : il me reste une trentaine d’euros. Pas la peine d’insister, je ne suis pas assez pauvre pour être aidé, c’est réservé aux autres et ils sont en masse. « Ça fait bizarre »… Je me sens très coupable. Le lendemain, je réponds à une offre d’emploi. Ça me prend plus de temps que prévu mais je laisse de côté les paperasseries. Une semaine après, je reçois la réponse : ce n’est pas moi qu’on engage. Le temps de me remettre de cette mauvaise nouvelle, nous sommes en février.

Ce mois-ci, je suis en dessous des 300 € à cause d’une baisse brutale de revenus comme chaque année à même date. Surtout si entre-temps, le receveur des taxes déchets (sont pas bien gros, je consomme à minima) me réclame, sous menace de saisie, des taxes impayées en 2003 !… une exonération est prévue, mais mon revenu annuel dépasse de quelques euros le chiffre de référence. Bien calculé, le plafond. Aucune négociation possible à la Ville de Liège et « le C.P.A.S. ne s’occupe pas de ça». J’ai entendu cette phrase plusieurs fois au cours de cette deuxième visite. Car j’y suis retourné.

L’assistante sociale était débordée et ne pouvait pas me recevoir ce jour-là (pourtant « jour de permanence »). J’ai maintenant un deuxième rendez-vous pour le mois de mai !… L’espoir me manque. Actuellement, ma première demande a été reçue, en partie examinée, mais n’a pas encore vraiment abouti. Disons que je n’ai pas réglé la facture. C’est déjà ça, on ne me menace plus de ce côté-là. Le problème, c’est que j’ignore combien de temps cette situation peut durer. En attendant, la débrouille continue…

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