Leur inventeur, Edward Bernays, autrichien, est un neveu de Freud qui émigra aux USA au début du XXe~siècle. Ayant constaté au service de l’administration américaine l’efficacité des outils de propagande en temps de guerre, il créa pour leur exploitation en temps de paix la première agence de relations publiques en 1919, à New York.
Il devint très vite riche et influent, travaillant pour un nombre important de grandes firmes américaines (Dodge, Procter&Gamble, American Tobacco, Cartier Inc., Best foods, CBS, United Fruit, General Electric…) ainsi que pour des clients politiques de premier ordre comme le président américain Coolidge en 1924. Le «père des relations publiques» baptisa son invention «ingénierie de l’approbation» (The Engineering of consent), une rupture pour son époque: il fut le premier à utiliser à des fins marchandes les théories de son oncle sur la structuration des comportements par l’inconscient, conjuguées à celles
du sociologue français Gustave Lebon (Psychologie des foules) et du médecin et psychologue russe Ivan Pavlov, le découvreur des réflexes conditionnés.
Avant lui, la publicité s’occupait de vanter les mérites utilitaires des produits qu’elle traitait. Depuis, elle s’est consacrée à faire naître et entretenir le désir pour ces produits. Ne plus vendre ce dont les gens ont besoin mais leur donner envie, le désir, contrairement aux besoins, n’étant limité que par l’imagination (et la capacité d’endettement…). Cette aptitude du monde des affaires à créer de nouveaux marchés fut
l’acte de naissance de la société de consommation 1, l’enjeu étant parfaitement résumé par l’un des grands banquiers de Wall Street de l’époque, Paul Mazur de la banque Lehman Brothers: «Nous devons faire passer l’Amérique d’une culture des besoins à une culture du désir. Les gens doivent être entraînés à désirer, à vouloir de nouvelles choses, avant même que les anciennes aient été entièrement consommées. Nous devons créer une nouvelle mentalité en Amérique.
Les désirs de l’homme doivent dominer ses besoins.» 2 L’utilisation de ces techniques se heurta pourtant à des adversaires puissants, tel Felix Frankfurter, juge de la Cour Suprême nommé par Roosevelt qui qualifiait, dans une lettre à ce dernier, Bernays et ses semblables d’«empoisonneurs de l’opinion publique, d’exploiteurs de la bêtise, du fanatisme et de l’égoïsme.» 3
On sait qui a eu le dessus: ces techniques se sont sans cesse perfectionnées depuis, recourant à des méthodes d’analyse sociologiques et psychologiques toujoursplus fines, recyclant toutes les contestations pour les intégrer dans le processus marchand. Le
tournant se situe entre les années 70 et 80, aux USA: le grand mouvement contestataire, ayant échoué au plan collectif, se recycle sur le plan individuel, posant la liberté individuelle totale comme nouvel axiome. Le problème, pour les entreprises confrontées à cette évolution, a été de réussir à prévoir les comportements de ces individus revendiquant la liberté absolue de choix de vie, afin de pouvoir leur
proposer des produits qui leur
correspondent. Cela sera possible dans un premier temps grâce aux innovations du marketing (l’utilisation de méthodes d’analyse sociologique des valeurs plutôt que des actes permet une segmentation affinée de la population en «styles de vie» ou «tribus»), puis, dans un second temps, par la restructuration de
l’économie autour de la demande après avoir été, dans le modèle fordiste des trente glorieuses, structurée autour de l’offre. Plus que jamais, «le consommateur est roi…» Dans ce schéma, l’exploitation du désir est centrale, d’autant plus que le discours publicitaire contemporain vend ses produits comme des possibilités d’expression personnelle: l’individu peut désormais, en plus d’un style de vie, acheter des valeurs (commerce équitable, développement durable, etc.) et donc ne plus se soucier des conséquences de son égoïsme puisque des professionnels s’en occupent 4. Le socialisme dans une seule personne!
Tout ne va pourtant pas de soi dans cette logique, à commencer par la qualité des liens sociaux pouvant être vécus dans cette configuration. L’individu, en effet, n’est rien par lui-même. D’après M. Benasayag, ce dernier «se perçoit en effet comme cette entité radicalement séparée de tout, vierge de toute appartenance et se promenant de par le monde comme si les autres, les choses, la nature, les animaux, etc., étaient un décor posé là tout exprès pour que sa vie puisse s’y dérouler» 5. Une sorte de néant dont il faudrait croire les effets libérateurs. La destruction des structures morales préexistantes au nom de «l’interdiction d’interdire» et de l’esprit critique, indéniablement libératrice, peut-elle se suffire à elle-même? M.~Maffesoli, sociologue français, évoque «le passage de l’individu (indivisible) à la personne (plurielle), […] de l’identité aux identifications multiples» 6. On aimerait croire à de telles perspectives, qui promettent une existence sociale sans retomber dans les raideurs de la morale 7…
Mais de telles visées ne sont clairement pas au programme du monde économique, pour qui l’efficacité reste tout à la fois un principe de fonctionnement et une valeur. «Libéré» de ses «entraves», l’individu peut enfin consacrer sa vie à la performance. C’est en tout cas ce que l’entreprise attend de lui et le projet qu’elle lui propose. J’en veux pour preuve un documentaire sur lequel travaillent deux de mes amis 8 et qui a pour sujet la préparation des candidats aux écoles de commerce à une épreuve cruciale de la sélection: l’entretien de personnalité. Écoutons un de leurs formateurs :
— Vous avez une chance qui est exceptionnelle, et je veux vraiment que vous le sachiez. Vous faites partie des seules formations, où, à un moment, on vous donne le temps, vraiment, de réfléchir sur vous. […] C’est pas simple de vous amener à un objectif dans sa vie. Attention, citation: «Ne vous contentez pas de flotter, quand vous pouvez
naviguer.» (Les étudiants notent scrupuleusement) « Donnez un cap à votre vie.» «Soyez les capitaines de votre propre navire. » C’est hyper-important, ça donne du sens à vos actions. Le nombre de gens dans le métro qui sont fatigués, qui vont au bureau à reculons, c’est l’enfer. Ils sont malheureux, c’est hyper-triste. Combien tu vas gagner?
(grimaçant) 2000 euros, j’épargne pas, je pars en week-end, je bouffe, terminé. Ouah! Bienvenue dans un
monde de rêve! Mais sachez que vous pouvez avoir un choix différent. Vous amuser. Vous entertainer (rires). […] Vous êtes des initiés maintenant, d’accord? Vous le savez ça: business is fun. Je vous jure que quand je vais au bureau le matin je m’éclate. Et je dors peu. Dans votre vie professionnelle vous pouvez vous éclater. Ça ne tient qu’à qui? Qu’à vous. Vous avez la main sur le joystick. Si vous avez un rêve, une ambition, putain, mais faites-le! Donnez-vous! Parce que vous pouvez le faire. C’est vous qui choisissez chaque matin ce que vous allez faire dans votre journée.
Apologie du plaisir individuel et de l’énergie, mépris des faibles, vision d’une vie où tout ferait l’objet de choix souverains décidés du haut d’une position de surplomb-domination: le discours colle à sa caricature (c’est d’ailleurs pour cela que j’ai choisi cet extrait). Si «les gens dans le métro» sont «fatigués» et «hyper-tristes», ce serait parce qu’ils n’ont pas, eux, fait les bons choix au bon moment. «Ça ne tient qu’à qui? Qu’à vous.» Simplisme redoutable 9… Pour cet homme, le monde, les autres n’existent plus, seul comptent lui-même, son désir et son courage d’«assumer» ou non ce dernier. Que son désir puisse être en partie excité, entretenu ou limité par d’autres que lui, voilà qui ne semble pas l’effleurer… Naïveté? Peut-être, mais rêve dangereux: l’Autre, si seul importe le désir individuel, ne peut plus être autre chose que l’objet de ce désir ou un concurrent. Il n’est nulle part question de rencontre dans le discours qui précède: les élèves ne sont convoqués que pour applaudir et reproduire une légitimation de la violence au nom du fun.
On voit ici quel type d’homme l’injonction de jouir est susceptible de créer. E. Bernays, l’inventeur de notre histoire, était un pessimiste. Il considérait que l’homme n’était qu’une brute primitive dont les instincts meurtriers, logés dans l’inconscient, ne demandaient qu’à se réveiller pour peu qu’on leur en laisse la possibilité; les techniques qu’il avait mises au point devaient empêcher cela. Dans Propagande, son livre le plus connu, il explique sa vision de son métier:
«La manipulation consciente et intelligente des habitudes et de l’opinion des masses est un élément important de la société démocratique. Ceux qui manipulent ces ressorts cachés de la société forment un gouvernement invisible qui est le véritable pouvoir dominant de notre pays. […] Nous sommes dirigés, nos esprits façonnés, nos goûts formés, nos idées suggérées par des hommes dont nous n’avons jamais entendu parler. Il s’agit là du résultat logique de la façon dont est organisée notre société démocratique. Des êtres humains en grand nombre doivent coopérer de cette manière s’ils veulent vivre ensemble dans une société qui fonctionne sans à-coups.» 10
La modestie ne l’étouffe guère, et il faut également lire ce texte comme une forme d’auto-promotion. Mais il peut se permettre de dire des choses aussi énormes car il sait que les techniques qu’il a inventées sont efficaces. La conclusion de cet extrait révèle l’arrière-plan idéologique de son auteur: que penser d’une société dont la finalité serait de «fonctionner sans à-coups »? Un tel vocabulaire, normalement consacré aux machines, n’évoque que le contrôle. Le portrait que dresse de lui sa fille dans le film d’Adam Curtis dépeint un homme incapable de concevoir ses semblables — dont sa fille… — autrement que comme «stupides». On reconnaît là l’éternel dilemme des menteurs: ils n’éprouvent que mépris pour leurs dupes, mais n’éprouvent que mépris pour eux-mêmes dès lors que leur mensonge est démasqué.
Contrôle, mensonge: tout cela empeste la peur, M.~Bernays… Souhaitons que la prochaine invention de cette ampleur soit basée sur d’autres ressorts.
Notes:
- Ce nouveau développement de la publicité proposait en outre un remède à la plus grande crainte des industriels de l’époque: la crise de surproduction. Cela ne fut cependant pas suffisant en 1929. ↩
- «We must shift America from a needs- to a desires-culture. People must be trained to desire, to want new things, even before the old have been entirely consumed. We must shape a new mentality in America.
Man’s desires must overshadow his needs.» Cité dans le très bon documentaire d’Adam Curtis «The Century of the Self» (BBC), dont je suis ici la présentation historique des événements. ↩ - «professional poisoners of the public mind, exploiters of foolishness, fanaticism and self-interest.» Felix Frankfurter, cité sur http://en.wikipedia.org/wiki/Edward_Bernays. ↩
- Ce qui, soit dit en passant, approfondit encore les inégalités puisque les pauvres le deviennent également sur le plan moral: ils ne peuvent se payer une épargne éthique et des produits respectueux de l’environnement… ↩
- Miguel Benasayag, Le mythe de l’individu, La Découverte, 1998. ↩
- Michel Maffesoli, Le réenchantement du monde, La Table Ronde,
2007 ↩ - Il faudrait rappeler ici l’introduction que propose K. Polanyi à son livre La grande transformation, par laquelle il rappelle que les phénomènes totalitaires naissent d’une réaction violente à l’individualisme capitaliste. ↩
- Le film n’étant pas encore sorti, je ne peux en dire davantage pour le moment. ↩
- Et efficace: il vient de remporter l’élection présidentielle française. ↩
- E. Bernays, Propaganda, Horace Liveright, NY, 1928 (trad. personnelle). ↩