Le projet pilote liégeois de «délivrance médicalement assistée d’héroïne» ici en question serait plutôt un peu timide, en fin de compte. Seule une centaine — et non 200, comme l’a un peu vite annoncé la presse — de toxicomanes très marginalisés pourront bénéficier de ce traitement, et cela dans des conditions plus que draconiennes… 1
Un test à prendre au sérieux
D’abord, il faut saluer le courage politique et la persévérance dont la Ville de Liège a fait preuve en la matière. Le dossier de distribution contrôlée y traîne sur les tables depuis de nombreuses années, et un «Plan intégré en matière drogues» comprenant, à côté de propositions classiques de prévention-répression, quelques propositions innovantes tel ce projet pilote (ainsi qu’un projet d’implantations de «salles de consommation» très utiles et pourtant toujours rejeté à l’heure actuelle) a pu trouver une large majorité. Il y a quelques années, le Ministre de l’Intérieur Tobback, par son véto, appuyé par une idéologie prohibitionniste sclérosée et aveugle, avait fait reporter aux calendes grecques toute expérimentation de pistes originales en matière de gestion diversifiée des problèmes d’assuétudes à Liège.
Mais là, c’est parti, tous les obstacles sont enfin levés. Face à l’ampleur de la problématique liée à la consommation d’héroïne à Liège, face aux innombrables effets pervers engendrés par les logiques d’interdiction et de répression, mais aussi face à l’échec relatif de l’introduction massive des traitements de substitution, telle la méthadone — sur laquelle on a aujourd’hui un peu de recul 2, il faut bien dire que toutes les nouvelles pistes en la matière étaient bienvenues. Comme l’a souvent répété le Bourgmestre Demeyer, en cela appuyé par une grande partie du corps médical et autres intervenants en toxicomanies: «Plus il y aura de diversité dans le panel d’offres thérapeutiques proposées aux personnes dépendantes, mieux on pourra gérer le problème!»
L’expérience liégeoise n’a rien d’aventuriste ou d’hasardeuse. Elle puise ses sources dans diverses expériences similaires européennes aux résultats plutôt encourageants. Même l’OMS a rendu un rapport favorable concernant les expériences de distribution contrôlée d’héroïne existantes 3 (alors que ce sont les instances internationales qui chapeautent la prohibition mondiale des psychotropes!). Par son engagement dans cette voie, Liège participera à compléter et affiner des chiffres qui demain serviront de base à de futures orientations politiques. Qui sait, l’évaluation de l’expérience liégeoise s’avérera-t-elle peut-être même déterminante et imprimera un tournant vers l’introduction de futures politiques novatrices en matière de gestion des drogues, en Belgique et en Europe?
Il faut donc prendre ce projet pilote avec tout le sérieux qui s’impose. Il serait vraiment dommage que, mal préparée ou mal conçue, l’expérience liégoise serve en fin de compte de prétexte à un retour de bâton moral.
Quelques réserves à soulever
Le dispositif mis en oeuvre est critiquable à plusieurs niveaux.
En particulier au vu du nombre très restreint de participants retenus. Les chiffres officiels parlent de +/-~2~500 toxicomanes «officiellement répertoriés» 4 sur Liège. En doublant ces chiffres pour arriver à une estimation cohérente de 5~000 usagers d’opiacés, on en arrive donc à 2~% (100 sur 5~000) de la population concernée effectivement traitée à l’aide d’héroïne médicale… De plus, si on considère les critères d’inclusion retenus 5.
On entend parfois dire que la toxicomanie est une «activité à temps plein»: chaque jour de l’année l’usager doit trouver l’argent pour sa dose, puis le dealer qui lui offrira le produit au meilleur rapport qualité-prix, dans un environnement changeant très flexible, et parfois deux/trois fois par jour, jours fériés compris… Or, ici, les participants au programme devront se rendre trois fois par jour en millieu hospitalier sans compter un suivi psycho-social serré… Comment l’usager pourrait-il alors retrouver un boulot par exemple, ou quelque activité productive que ce soit, ou encore renouer des liens sociaux ou familiaux…. Pourtant, l’un des but de la délivrance contrôlée devrait être de sortir les usagers d’un quotidien tout entier mobilisé par le problème de l’approvisionnement. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant de constater le peu d’attractivité dont jouit le projet dans le milieu toxicomane.
Et puis, il y a le problème de l’arrêt brutal du traitement qui interviendrait de toute façon à la fin des deux ans d’expérience. Ainsi, des usagers qui auraient retiré des bénéfices évidents du traitement, ou du moins se seraient «stabilisés», se verraient rejetés au deal de rue, à l’endettement, au risque d’overdose ou d’intoxication par des produits frelatés… Certes, la Ville prévoit pour ces personnes un suivi, «classique» celui-là… Du type de ceux qui ne marchaient pas pour eux justement!
Une remarque plus personnelle enfin. On peut regretter que n’aient pas été associés à l’élaboration et à l’évaluation du projet ceux qui sont concernés en premier chef et qui ont quand même la meilleure expertise sur le sujet, les toxicomanes eux-mêmes… Ici, ils restent dans la position passive de victimes et «d’objets d’études»; ce qui n’était pas toujours le cas dans le même type de projet tenté ailleurs. Nombre d’experts en toxicomanie estiment que toute politique de réduction des risques ou d’encadrement de la consommation est d’autant plus efficace qu’elle colle au plus près aux réalités et usages — très fluctuants — de la population toxicomane locale.
Des mentalités à changer
Tout ça c’est bien beau. Mais c’est à une véritable «révolution copernicienne» dans la façon d’aborder la problématique des drogues qu’on devra se livrer si on ne veut pas à l’avenir se priver de nouvelles méthodes pragmatiques, libérées de considérations idéologiques et morales, et dépassant
parfois la stricte logique de l’abstinence, pour le bien — ou le moins pire — de tous.
Mais l’opinion publique et la classe politique sont-elles prêtes pour ça? On peut en douter. Des statistiques récentes montrent que l’immense majorité du public reste très conservatrice dans sa façon d’aborder le problème des drogues, et en particulier pour l’héroïne, considérée comme «le fléau des fléaux». Mais il est moins réactionnaire dès qu’il connaît dans son entourage des personnes confrontées à la toxicomanie.
Stéréotypes, désinformations et paradoxes sont au rendez-vous dans la façon dont on appréhende encore les toxicoman-i-es…
Ainsi, pour en revenir à l’expérience liégeoise qui nous occupe, arrêtons-nous sur quelques réactions. Paradoxale, la réaction négative des habitants du quartier St-Walburge, voisins du «Start», une structure d’accueil pour toxicomanes: ceux-ci craignent qu’y soit implanté le centre de délivrance d’héroïne médicale. Pourtant, si les «toxs», cotoyés au quotidien et générateurs d’un sentiment d’insécurité, y recevaient dans un environnement encadré leurs doses adaptées, la population du quartier n’aurait-elle pas alors moins souvent la mauvaise surprise d’avoir leur véhicule saccagé et leur autoradio volé? Leurs enfants ne tomberaient-ils pas moins souvent nez à nez avec la désagréable scène des «toxs» en train de se shooter dans l’entrée de leur immeuble?
Il y a aussi les nombreux messages, parus dans les courriers des lecteurs, de gens qui s’offusquent du fait qu’à travers les 3 millions de subventions alloués à l’expérience, ce sont les braves gens qui vont payer leurs doses à une minorité de parasites 6… Paradoxalement, ces mêmes «braves gens» se rendent-ils compte de ce que leur coûte la politique répressive actuelle, dont l’efficacité est loin d’être prouvée: coûts judiciaires, coûts des forces de police nécessaires pour occuper le terrain et traiter des dossiers souvent classés sans suite, coût des incarcérations, coûts sanitaires, coûts des allocations sociales directement réinvesties dans le marché noir…
Alors l’expérience liégeoise? Un genre de «soins palliatifs de la désespérance humaine…» comme l’a décrit lors d’un débat parlementaire, la sénatrice libérale Christine Defraigne… Ou, comme le dit avec modestie le Conseiller communal Cdh Lamotte: «Nous ne sommes pas naïfs, tout cela ne cessera pas la toxicomanie, ni le buisness des narco-trafiquants, mais c’est déjà ça. Ce sont 100 toxicomanes, qui ont déjà essayé en vain de s’en sortir, que l’on va aider. Dans l’ensemble des moyens mis en œuvre par la police, les médecins et les travailleurs sociaux, c’est un projet qu’il faut tenter. Simplement parce que tout le monde a droit à un avenir»…
Ce qui est sûr, c’est que l’usage des drogues les plus diverses, dans un cadre rituel ou récréatif, fait partie de l’humanité en tous lieux et en tous temps. Qu’en matière de désintoxication de l’héroïne, aucune méthode n’a prouvé plus d’efficacité qu’une autre. Et qu’il ne suffit pas d’une pétition morale de principe pour éradiquer le problème.
Notes:
- Pour une description détaillée du projet, cf. ci-contre. ↩
- La méthadone, si elle a permi une certaine re-socialisation des usagers, et si elle leur évite en partie de s’engager dans des actes compulsifs de dépense et de délinquance, elle n’a pas démontré une efficacité record en ce qui concerne le taux de désintoxication réussie totale. Ainsi, une très large majorité des traitements à la méthadone commencés il y a une dizaine d’année ou plus sont aujourd’hui toujours en cours, et une très large majorité des personnes traitées continuent à utiliser régulièrement de l’héroïne en plus de la méthadone… ↩
- [->http://www.who.int/] ↩
- «Officiellement répertoriés», c-à-d fréquentant les centres spécialisés ou recevant un traitement de
substitution déclaré, ou encore ayant eu affaire à la justice pour des affaires de stups… On peut donc aisément imaginer que nombre de dépendants liégeois passe entre les mailles du filet, ce qui nous fait dire ce chiffre approximatif de 5~000 consommateurs sur Liège. ↩ - ], le traitement ne sera administré qu’aux sujets jugés «irrécupérables». Ça répond à une certaine logique, mais la conséquence en est que le groupe participant à l’expérience ne sera en rien représentatif de l’ensemble de la population d’usagers d’héroïne qui, surtout ces dernières années, apparaît beaucoup moins homogène qu’on ne pourrait le croire a priori.
Dans ces conditions, on peut mettre en doute le fait que de ce projet pilote sortent des résultats tout à fait probants. Mais surtout, on ne pourra pas s’attendre à des retombées spectaculaires en matière de baisse de la mortalité dans la population toxicomane, ou de baisse de la criminalité liée aux dépendances, ou d’une moindre visibilité de la consommation et du deal de rue… Pourtant, ce sont bien ces effets qui sont attendus par les Liégeois, usagers de drogues ou non.
Quelques autres réserves encore
Dans un type d’expérience comme celle-là, le contrôle doit être strict, évidemment, et un suivi psycho-social régulier s’impose. Mais là, on frise parfois l’excès 7Cf. «Paroles d’usagers» ↩
- Messages lus sur le forum du site de «La Meuse» ↩