En chiffres et en France, le nombre de surfaces hard discount est passé de 3700 à 4700 entre 2001 et 2005. Parallèlement, une enquête TNS SECODIP révélait une croissance considérable de la fréquentation de ces surfaces : si 55,3% des ménages français reconnaissaient fréquenter les hard discount en 2000, ils étaient presque 67% dans ce cas en 2004 [1]. “Le hard discount compterait désormais plus de 12 % des ventes de produits de grande consommation en France !”[2]. Selon une étude sur le commerce en Belgique réalisée par la FEDIS en juin 2006[3], le nombre d’implantations “hard discount” avoisinerait les 1.100 surfaces (ALDI avec 387 magasins et 35% du marché et 250 magasins LIDL, soit 23% du secteur).
Présentation réduite au strict minimum, choix limité, attractivité faible et personnel réduit semblent être les points communs des magasins “hard discount”, quel que soit le produit proposé. Car s’ils ont commencé dans le secteur alimentaire, on voit également évoluer le type de produits proposés : vestimentaire, décoration, hygiène-beauté, audio-visuel… Une diversification d’ailleurs présentée comme une perspective d’avenir incontournable pour les “hard discount”.
Inversion du stigmate
Destinés initialement à une clientèle pauvre, les hard discount sont de plus en plus fréquentés par une clientèle issue de la classe moyenne. D’une fréquentation motivée par la nécessité, on passerait à une fréquentation raisonnée, motivée par le choix de prix attractifs et par une prise de recul par rapport aux marques et aux tentations de la grande distribution.
Si on ne peut exclure le libre choix et l’achat raisonnable, cette présentation de la nouvelle clientèle des hard discount ressemble aussi à une image d’Epinal qui invite à se poser deux questions:
– la classe moyenne a-t-elle à ce point honte de sa déréliction qu’elle se retranche derrière des arguments de rationalité pour expliquer (se justifier) de fréquenter des commerces qui véhiculent une image négative de pauvreté et de manque de choix (tant dans les produits proposés que dans la démarche d’achat)?
– cette image suggère qu’on ne sort d’un magasin “hard discount” qu’avec des produits de première nécessité, tous pareillement utiles. Un petit tour des surfaces en question montre qu’en fait elles présentent également un certain choix de “petits objets” pour la décoration intérieure, l’ameublement, les loisirs ou des jouets d’enfants, ce qui semble bien démentir cette image.
Corollairement, avec l’émergence du hard discount, n’assiste-t-on pas à un glissement de la consommation vers des produits de moindre coût, plutôt qu’à un nouveau mode de consommation “réfléchie”?
En fait, il apparaît que le processus d’inversion du stigmate se développe de manière double et à deux niveaux :
– dans le chef des magasins « hard discount » eux-mêmes : premièrement, les arguments publicitaires renversent l’image de manque d’attractivité des magasins hard discount en en faisant un argument de vente, de choix rationnel… On peut déjà le voir dans la publicité d’une chaîne qui, bien que ne pouvant pas être qualifiée de hard discount, fait malgré tout son nid sur son caractère « brut de décoffrage »: Colruyt. Le spot télévisé est assez révélateur, le « bon sens » de l’acheteur est mis en évidence, qu’il choisisse le prix, la rapidité, la qualité des produits ou du service… De plus, Colruyt proposant pour l’essentiel les mêmes marques que les chaînes concurrentes, la comparaison est aisée. L’échantillon des « consommateurs » est également intéressant: personne âgée, étudiant, mère de famille nombreuse, l’éventail se veut suffisamment large pour que le téléspectateur puisse se reconnaître dans l’un ou l’autre profil. Voire s’y rallier. A l’inverse de spots publicitaires attractifs qui donnent envie d’un produit ou d’un mode de consommation, le spot Colruyt se veut pragmatique. Il ne suscite pas particulièrement l’envie de fréquenter le magasin, mais il fournit de bons arguments pour le
faire. En gros, les surfaces « hard discount » usent de méthodes semblables. Après le « black is beautiful », aura-t-on droit au « poor is clever »?
Ensuite, si les produits proposés relèvent essentiellement de la première nécessité, on y trouve néanmoins des articles destinés « à se faire plaisir » à bas prix (déco, bougies, serviettes, jouets, parfums et articles de soin…). De la sorte, le consommateur, même fragilisé par sa position économique, a la possibilité de se rattacher au « groupe dominant » des consommateurs « aisés » (à tout le moins plus aisés que lui). Ces commerces lui donnent en effet accès à des domaines de la consommation qui lui seraient autrement inaccessibles.
C’est pour cela aussi que la diversification des surfaces hard discount et l’existence de magasins dévolus non plus aux produits de première nécessité, mais à la décoration, à l’électronique, aux articles de soin (EUROSOLD, PRIX TERRIFIANTS, mais également voyages et compagnies aériennes « low cost »…) correspond parfaitement à une demande du consommateur… et à son renforcement. En effet, l’achat, même d’articles à bas prix, peut avoir cette faculté de rassurer le consommateur sur sa capacité à faire partie du monde qui l’entoure. De l’acte d’achat présenté (vendu?) comme un acte de participation.
– dans le chef des consommateurs: l’achat est rationnel et à ce titre acceptable, comme un choix raisonné, valorisable. Mais en même temps, notamment en raison de la visibilité et du nombre croissant des commerces hard discount (mais également, et c’est peut-être moins avouable, en raison de l’absence de perspective d’une sortie de la précarité dans un avenir proche), la revendication de son appartenance à une classe défavorisée n’est plus occultée ni contrainte à une sorte de clandestinité. Ainsi, sur le long terme, on pourrait bien observer une mise en cause de la logique même de l’étiquetage et de ses origines, bref un changement de la nature et de la portée du stigmate de la pauvreté ou de la précarité.
Business forever
Les grandes enseignes commerciales “traditionnelles” ont bien compris ce glissement et le profit possible à en retirer, certaines d’entre elles n’hésitant pas à créer de nouvelles enseignes de commerces franchisés qui fonctionnent en mode “hard discount”, comme c’est le cas des magasins LEADER PRICE, émanations du groupe CASINO, ou en France pour les magasins ED, ouverts par CARREFOUR, et NETTO, hard discount des MOUSQUETAIRES. Chez nous, nous retrouvons les enseignes EUROSPAR, SPAR et CO MARCHE qui relèvent du groupe COLRUYT et MATCH, PROFI et SMATCH, du groupe Louis DELHAIZE (à ne pas confondre avec le groupe DELHAIZE LE LION).
On notera au passage que la compression des coûts n’est pas synonyme de faible rentabilité: le chiffre d’affaire annuel d’ALDI et de LIDL avoisine les 30 milliards d’euros (essentiellement réalisé en Allemagne, pays d’origine de ces deux enseignes). A titre de comparaison, le chiffre d’affaires de DELHAIZE en 2006 était de l’ordre de 19 milliards et celui de COLRUYT de 4,78 milliards. Et si la famille DELHAIZE fait partie des plus grosses fortunes de Belgique, les frères Karl et Theo ALBRECHT, détenteurs entre autres de l’enseigne ALDI, se situent respectivement aux 5ème et 7ème rang des fortunes européennes (13ème et 22ème rang des fortunes mondiales) avec, selon le magazine FORBES, une fortune personnelle de l’ordre de 17 et 15 milliards d’euros.
La demande des consommateurs rencontrant l’avantage des entrepreneurs, il y a fort à parier que le système hard discount se développera et qu’il s’étendra à d’autres secteurs pour toucher toujours davantage les loisirs et le bien-être. Face à l’incertitude de la situation, le “hard discount” offre une certitude d’accès à la consommation et au bien-être. S’ils n’étaient le fait d’entreprises commerciales, on pourrait presque croire… à un service public. Oui, s’ils n’étaient le fait d’entreprises commerciales, justement…
le triomphe de la discount attitude
À leurs débuts dans les années 80, les hard
discount se font coller sur le dos l’étiquette négative de corollaire de la pauvreté et de la crise économique. Ces superettes pour fauchés rappellent aux anciens l’époque des tickets de rationnement et les plus jeunes y voyent l’évocation d’un improbable shopping dans la Vladivostok de l’ère brejnevienne. Les sacs Aldi font plouc et les chocolat Lidl portent atteinte à la bienséance. En 2007, la discount attitude est carrément tendance. Un expert peut même déclarer « Le phénomène du hard discount n’est pas idéologique mais le symptôme d’une société mature, déculpabilisée face à l’achat et devenue experte en décodage de la consommation ». Qu’est-ce qui s’est passé?
Le croisement d’au moins deux phénomènes pourrait servir d’hypothèse d’explication. De savantes campagnes marketing auront réussi à re-valoriser l’image du client d’Aldi en trouvant un écho dans une classe moyenne qui fait toujours un peu plus l’expérience de la précarité. Les travailleurs flexibles et autonomes de la nouvelle économie se montrent un très bon public quand on leur propose de jouer le rôle du consommateur intelligent, capable de tester lui-même les produits qu’il finira par adopter.
Face au triomphe du hard discount, la grande distribution classique oscille entre copie de la recette gagnante et contre-attaque ratée. La stratégie qui consistait à miser sur une sophistication de l’offre pour arrêter l’hémorragie de clients s’est soldée par un échec. En 2007, le public des consommateurs semble avoir pris quelques distances avec le modèle bourgeois – déterminant autrefois directement le comportement des classes supérieures et indirectement des classes moyennes. Presque plus personne n’est honteux d’affirmer qu’une seule chose l’intéresse dans le commerce, l’article le moins cher. Et les hard discount épousent les croyances de cette nouvelle classe moyenne précarisée et soucieuse des économies d’échelles.
pourquoi les explications sur le shampoing ne sont-elles écrites qu’en arabe?
Comment peut-on réussir à pratiquer des prix si bas? Il n’y a pourtant pas de miracle à attendre dans ce qui reste des temples de la consommation. Derrière un charabia publicitaire dans le genre « nous favorisons la production locale» ou «nous travaillons avec des circuits courts», les hard discount agissent surtout comme les nettoyeurs de stocks mondiaux. Dans certain cas, pour l’alimentaire, l’une des tactiques est de mettre la pression sur les producteurs régionaux pour compresser au maximum les prix et finir par les rendre plus concurrentiels que ceux du marché mondial. Du chantage à l’aire de la concurrence mondiale plus que de la bonne vieille négociation sur le marché du coin.
Pour les produits de première nécessité non-alimentaires, la technique, c’est d’être directement branché sur le marché global : au-delà du style «bazar», les hard discount s’organisent comme des entreprises du commerce mondialisé! Responsable des achats pour une solderie en Belgique, Gigi nous éclaire sur les méthodes : «Nous, on achète des lots, on ramasse tout ce qui traîne. Il y a chez nous des mecs qui ne font que ça : ils utilisent tous les moyens de communication et courent partout pour détecter tout ce qu’on liquide n’importe où dans le monde. Dans des stocks improbables au Maroc ou directement sur les lieux de fabrication en Indonésie : L’Oréal change l’emballage d’un produit, le format, le design et lance une nouvelle campagne de pub – on paye cash pour racheter tout ce qui leur reste sur les bras de ce qui est devenu «la vieille formule». Souvent, le produit a déjà généré de gros bénéfices et les prix sont au plancher.»
Enfin, plus vite que les autres, les visionnaires du hard discount ont joué à Marco Polo. Gigi se souvient qu’il y a presque 10 ans, il a vu débarquer les premiers conteneurs en provenance de Chine : «une fois, il y en avait un rempli de parapluies. Attention, je dis rempli, t’aurais plus pu y glisser une feuille : les Chinois, c’est les rois de l’optimisation de l’espace! En magasin, on les vendait 50
fr pièce.» La Chine, c’est l’autre secret du miracle de la vie moins chère. Et comme dirait Gigi: « une fois que tu y a goûté (à la Chine), tu ne peux plus t’en passer! »
seance(s) de shopping
Quand j’étais petit, acheter des marques était un gage de sécurité. Puis les loyers, le pétrole et tout le reste se sont mis à augmenter – sauf mon salaire (quand j’en avais un parce que le chômage, dans les faits, il aurait même tendance à diminuer). Alors acheter n’importe comment, c’est devenu une attitude «consumériste». J’ai réfléchi et je me suis dit : du sucre, qu’il soit ou pas «Tirlemont», c’est toujours le même morceau blanc! Je me suis mis à acheter un max de trucs basiques à prix discount. Et ça marche.
Un jour, je dois partir rapido pour une semaine à la côte où je rejoins des potes et j’ai plus rien à me mettre – j’ai bien acheté un MaxiPack de Dash la semaine passée chez Aldi, mais je me suis quand même laissé déborder. No problem : je descends dans le centre, à 2 pas de chez moi et entre Zeeman et Wibra, l’affaire est dans le sac. Je commence par les chaussettes – 3 paires pour 2€99 – puis je saute sur les slips – 5 pour 6€99 – et là, je double ma mise parce que je ne résiste pas à la tentation de pouvoir encore avoir un calbard propre à me mettre alors que je n’ai plus fait la lessive depuis une semaine…
Il me faut un froc et j’opte pour la solution pantacourt que j’estime plus hype – pour 4€99 pièce, j’en prend 2 parce qu’il pourrait y avoir de la tache pendant la semaine. Et avec ça, 2 tee-shirt avec quelques fleurs et un col en V pour 3€99 la pièce puis un polo à 4€99 – s’il y avait une soirée chic. Comme j’ai peur d’avoir un peu froid, j’embarque une veste polar à 5€99. J’ai aussi entendu un gus à la radio qui parlait d’orages localisés, je ne sais pas trop ce que ça veut dire mais je vais me prendre un de ces complets imitation K-way (le pantalon et la veste pour 2X2€99). J’ai filé mon sac à dos à un pote peu fiable, alors j’en mets un nouveau dans mon panier et il me coûtera 3€99… Oh, j’allais oublier un drap de bain pour plage (1€99).
Voilà, j’ai claqué une soixantaine d’€ pour me faire un sac à partir de rien!
Une fois arrivés sur place, faut s’organiser pour les courses. Alors cagnote et direction le Aldi de Middelkerk qui est pas trop loin. On va faire le plein de l’alimentation de base : yaourts, jus de fruit, eau, fruits et légumes, fromages et jambon en tranche pour sandwich ou croque-monsieur, mayonnaise et cornichons aigre-doux, oeufs, cramique et petits pains au lait, puis du beurre et du choco pour accompagner tout ça – parce que celui-là, on l’a testé et il vaut le nutella. Pour le cola, il y en a qui râlent et on en prendra du «vrai» dans un Delhaize. Idem pour le café, il y a des «puristes» ou des snobs (ça dépend du point de vue) qui en veulent de marque. Puis 6 bouteilles de rosé (quand il est bien frais tout le monde s’en fout) et de la saucisse pour le barbecue et un rôti (pour être sûr). Puis comme on est à la mer : les moules qui sont en promo à 2kg pour 3,99€ et de la soupe de poisson à O,89€. Et de l’huile d’olive, des loempias et de la paëlla surgelés (testée pour nous, avec succès, par Jean-Luc) parce qu’il faut anticiper les coups de barre. Restera la bière et le vin rouge, mais on doit passer par le delhaize parce que là, on exige de la précision alors on met les moyens (pour pas avoir trop mal à la tête).
Voilà, comme on est en vacance, on flâne 2 minutes (exceptionnel dans ce genre de magasin) et on se laisse un peu aller : une copine s’achète des bottes de cow-boy en promo à 15,99€ (pour rigoler) et son amoureux embarque un casque de moto intégral à 34,99€ (comme il vient d’acheter un scooter). Pendant ce temps-là je mate l’offre spéciale : un ordinateur portable en vente pour 799€. Et je me demande aussi si je ne prendrais pas cette crème hydratante basique à 1,19€ mais je finis par me dire que la pharmacie sera plus sûre pour ce genre de truc-là.