Flânerie

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Devant moi s’étend le jardin du Botanique. Dans sa partie haute, c’est un parc à la française planté d’allées de buis taillées en motifs compliqués et symétriques; dans sa partie basse il devient plus aléatoire, les allées serpentent parmi les arbres en descendant une pente au bas de laquelle se trouve une grande mare parcourue par des canards obèses; de grands roseaux où se cachent quelques tortues la dissimulent un peu.

Le beau temps a attiré du monde et le parc est rempli : des mères de famille voilées surveillent du coin de l’oeil leurs enfants qui jouent à se poursuivre dans les allées et sur les morceaux de pelouse, quelques couples s’embrassent discrètement sur des bancs à l’écart, des groupes d’hommes comme mes voisins discutent en sirotant des bières. Derrière moi se trouve la galerie du Botanique, une magnifique véranda rectiligne plantée de papyrus avec en son centre une rotonde où répète actuellement « The Sounds », un groupe de rock d’origine suédoise qui joue ce soir. Les quelques accords qui filtrent ne présagent rien de bien renversant, ça ressemble à tout et à rien, de la guimauve néo-80’s avec suffisamment de rythme et d’hormones pour faire se trémousser les foules et suffisamment peu de prise de risque pour ne pas fâcher qui que ce soit. Quelqu’un dans cette rotonde ne partage visiblement pas mon avis : sur un banc tout proche est assis un couple de fans; ils sont aussi maquillés l’un que l’autre et écoutent avec délectation la répétition. Sans doute n’ont-ils pas plus de 17-18 ans. Elle a les cheveux longs et bruns, détachés, qui lui reviennent dans le visage, de très beaux yeux bleus et peu de formes encore; lui est habillé de façon androgyne et a de curieux cheveux blonds et raides qui lui tombent autour de la tête en un bol irrégulier. Ils sont l’un et l’autre incroyablement propres et apprêtés. Ils semblent partager un moment très intense; recroquevillés sur leur banc, ils renversent de temps en temps la tête en arrière en fermant les yeux et se tiennent par la main.

Les accords des « Sounds » cessent pour quelques minutes et cèdent la place au bruit de fond habituel du « Bota’ » : le fracas des travaux de rénovation de la Tour des Finances, une grande érection de béton que l’on est en train de vitrifier, et le vrombissement incessant produit par les milliers de véhicules qui passent tous les jours sur la petite ceinture, le ring autoroutier de Bruxelles de l’autre côté de la grille du parc. Le Boulevard du Botanique, tel que se nomme la petite ceinture à cet endroit, est une longue descente assez raide qui part de la Rue Royale, se redresse place Rogier et s’en va vers l’ouest en direction du canal puis de la Basilique de Koekelberg et de sa croix en néon rouge. Cette orientation et ce vaste panorama permettent d’assister pendant quelques secondes à de très beaux couchers de soleil quand on regarde depuis le milieu du passage piéton en haut de la côte.

Sur les marches, à ma droite, un homme seul est assis et se prend la tête entre les mains. Des enfants gras en survêtement jouent au foot près de lui. Les statues emphatiques qui bordent les marches ont été délavées par les pluies successives, et le vert d’oxydation qui les recouvre a coulé sur leurs socles de pierre.

Juste à droite du parc, un quartier d’affaires s’élève, qui fait jonction entre la Gare du Nord et la place Rogier. Angles droits, verre, béton : « SPACE TO GROW YOUR BUSINESS » proclame la tour la plus proche. Il me semble que les promoteurs de la chose avaient pompeusement appelé leur réalisation « le petit Manhattan »… J’ai l’impression que plus personne ne vit dans ce coin, à part les mendiants de la gare qui se planquent sous les ponts des voies ferrées. Juste derrière les angles droits et la poussière des derniers chantiers du quartier, une longue rue sale abrite des prostituées en vitrine dont on peut apercevoir les sous-vêtements fluorescents depuis le train qui quitte Bruxelles vers le Nord. Le midi, une longue file grise d’employés descend des tours
et traverse la place Rogier pour aller chercher un sandwich; quelques-uns s’attablent jusque sur les terrasses de la Rue Neuve, la rue la plus commerçante de la ville qui donne sur la place. Une rue qui porte bien son nom, en vérité : il ne lui manque plus qu’un toit de verre pour ressembler définitivement à une galerie commerciale de supermarché. Une enfilade de vitrines violemment éclairées encadrent un espace de déplacement absolument lisse : impossible de s’y cacher. Le samedi après-midi, cela vaut toujours la peine d’observer cette rue depuis la place des Martyrs* : les haut-parleurs diffusent à plein volume de la musique festive, des hordes de consommateurs surexcités défilent en rangs serrés armés de sacs aux couleurs criardes, des groupes d’adolescents lèchent fiévreusement les vitrines à la recherche du Saint Graal, des musiciens s’époumonent dans leurs trompettes pour tâcher de faire entendre des versions paresseuses de « Besame Mucho » par-dessus le tohu-bohu : vue depuis ce bel endroit calme, une telle scène est saisissante!

La répétition des « Sounds » reprend, moins audible, sans doute quelqu’un a-t-il fermé une porte. Le soleil descend doucement, encore chaud, vers l’horizon où surnage une brume grise-jaune. Les voitures sont de plus en plus nombreuses, on approche de l’heure de pointe et les files de phares se font plus serrées, plus inquiètes derrière les grilles. Les arbres du parc s’assombrissent; à cette heure-ci on voit bien qu’ils sont encore dans l’hiver, leurs silhouettes se découpent nettement. Hormis quelques petits arbres en fleur dans les allées de buis taillées ras, on ne voit dans leurs longues branches nues que des filaments de plastique, sans doute apportés par le vent (toujours fort au voisinage des tours) depuis les nombreux chantiers environnants où résonnent encore les marteaux-piqueurs.

Un coup de sifflet retentit soudain : le garde du parc fait semblant de se fâcher et file vers un buisson d’où une demi-douzaine d’enfants fuient en criant de plaisir. L’heure de la clôture approche; l’ombre des tours s’allonge sur le jardin. Dans la rotonde qui s’éclaire, les deux petits fans ont été rejoints par des homologues tout aussi maquillés, parfois un peu plus âgés, qui chantonnent en riant les chansons de leur idole du jour; l’heure du concert approche. La plupart des occupants du parc commence à se diriger vers les sorties.

Trois coups de sifflet longs suivis d’un bref : le parc ferme tôt, nous sommes encore en hiver. Je ramasse mes quelques affaires en frissonnant un peu et retourne vers le vélo que j’ai laissé à l’entrée.

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