Au passage, on aura noté le glissement du préventif au répressif. On en viendrait presque à regretter le bon vieux temps des journées-de-la-courtoisie-au-volant-dans-ta-gueule-connard, celles que nous déversaient nos postes radio, intarissables robinets ouverts sur les plus insipides futilités routières. Dans les plus beaux moments de cette communion médiatique, où pour un jour même pas chômé la courtoisie devenait l’affaire de tous, on pouvait entendre des auto sapiens se plaindre, dans le plus pur style de radiophonie de café du commerce à la première personne : «On dit souvent que les cyclistes en ville ne se sentent pas en sécurité, et bien figurez-vous, moi aussi, au volant de ma voiture je ne me sens pas en sécurité quand je roule en présence de cyclistes».
C’est vrai, bon sang, c’est à se demander pourquoi on ne leur fait pas passer un permis, à ces satanés chauffards du guidon. On en croise tous les jours qui ne respectent pas le feu rouge du carrefour des avenues Brugman et Winston Churchill – vous savez bien, ce général anglais qui prétendait que le remplacement du cheval par le moteur à explosion marquait un sombre passage de l’humanité (mais laissons cela, c’était un vieux réac). Et puis comprendra-t-on jamais assez la souffrance de l’automobiliste bloqué dans un embouteillage et qui, alors qu’il s’abandonnait à la douce hébétude d’une rêverie publicitaire sur les grands espaces désertiques, se voit nargué par un de ces petits cons suants qui remonte la file sans vergogne ?
Communauté, identité, stabilité (devise planétaire)
Va-t-on finalement nous dire pourquoi on édicte des règlements qui protègent indûment l’intégrité physique de ces ladres pédaleurs, alors que l’automobiliste risque chaque jour la rayure sur la carrosserie vert épinard de son egospace Renault quand les cyclistes remontent les files de bagnoles afin d’échapper à son pot d’échappement? C’est vrai, comment ces impudents osent-ils griller des feux rouges, faisant courir le risque à l’automobiliste de fendre son pare-brise sous l’impact de leur corps disgracieux et fort peu subtils?
Notre sémillant ministre régional des transports, Pascal Smet, l’homme qui transportait il y a peu les migrants «illégaux» plus vite que leur ombre dans leur pays d’origine, a décidé de réagir. Il faut dire que ce fonctionnaire laborieux du sens commun est poussé dans le dos par une noria de lobbies automobilocrates. Parmi ceux-ci, un des plus impayables, et d’ailleurs sans but lucratif selon ses statuts, est «D.R.P» (pour Droit de rouler et de Polluer, ou Parquer, je ne sais plus), l’asbl qui «roule» contre l’air du temps [1]. Installés comme il se doit dans la Cité des Ânes (Schaerbeek), ces antagonistes outrés du « terrorisme vert » ont un programme qui repose sur cette idée forte: « La voiture n’est pas l’ennemie, elle participe au quotidien et répond aux besoins de notre société ». Elle en crée aussi de nouveaux, souvent contradictoires. Le souhait de vie apaisée et son corollaire, l’aversion pour le risque, obsessions majeures de notre temps, sont assez peu compatibles avec le niveau élevé d’insécurité routière, les embouteillages, la « road rage » (les comportements à risque). Mais l’idéologie du code de la route est là pour entretenir la fiction selon laquelle si on respecte bien les règles, tout se passera pour le mieux dans le meilleur des mondes. Sans agressivité.
Mettez un ministre dans votre moteur
La campagne contre l’agressivité sur les routes est le fruit de la réflexion puissante menée par le réseau «Je Suis Pour» [2], très lié à différents pouvoirs publics. Ce réseau fédère des associations philanthropiques comme la FEBIAC (Fédération belge de l’Industrie de l’Automobile et du Cycle), dont les cadres sont payés pour tenter de nous convaincre qu’il est irréaliste et anti-économique de vouloir limiter le trafic automobile, qu’une voiture ne pollue pas tant que cela [3]. On ne le dira jamais assez, mais même mue par un moteur au jus de carotte bio, l’automobile,
cette « machine qui a changé le monde », selon l’expression toute en mesure des créatifs du M.I.T., resterait la principale source de nuisances écologiques et sociales. Car la voiture, «la déesse accomplissant le mouvement même de la promotion petite bourgeoise» (Barthes), vecteur d’une idéologie prônant l’autonomie des individus dans des domaines colonisés par l’économie marchande alors même que leur dépendance à des systèmes de plus en plus complexes va croissant, la ba-gnole ne se limite pas au véhicule en tant que tel, c’est aussi tout ce qui va avec: les autoroutes avec leurs jolies lampes au sodium, les rocades, les stations-service, les pétroliers, les mégastores, etc. Tout cela même qui a su si bien redessiner nos paysages, les rayer d’artères mortelles, conçues pour livrer la ville aux engins à moteur, à la vitesse et à la rentabilité, toujours aussi peu adaptées à ceux qui essayent de s’y déplacer sans bruit et sans salir l’air que tout le monde respire, contraints de se faufiler dans la circulation au péril de leur vie, à la merci d’une distraction ou d’un angle mort dans un rétroviseur.
La vélorution est en marche
Les comportements irrespectueux des cyclistes auraient le don d’agacer les automobilistes. D’après l’IBSR, 56% d’entre eux fulminent lorsqu’ils talonnent des cyclistes qui roulent à deux de front – ce qui n’est pourtant pas interdit. Certains «brûlent» les feux-rouges, totems fétiches du culte de la bagnole, les traitent en tant que simple «stop», exactement comme en abordant une voie prioritaire, ce que permettent la souplesse de conduite et la faible inertie propres à leurs bécanes.
Pour les non-motorisés, la dérogation aux règles appliquées aux PGF (pollueurs de gré ou de force) n’est qu’une maigre compensation du dommage subi. La légitimité d’une réglementation plus permissive à l’égard des « no-mos » est à chercher dans la concurrence déloyale qu’exerce l’automobile sur tous les autres modes de déplacement. Ainsi, grâce au Ministre Smet, les vélos pourront désormais emprunter certains sites propres de bus de la Région [4] (ce qui a tout de même nécessité une modification du code de la route au niveau fédéral), mais uniquement les bandes de bus situées du côté des habitations, pas celles qui sont au centre de la route, et pas les contresens non plus (vous suivez ?).
Mais le comble est atteint lorsque ces frondeurs opiniâtres de la pureté du code de la route bloquent tout exprès la merveilleuse fluidité du trafic. Ainsi, chaque dernier vendredi du mois sont organisées des « masses critiques », manifestations à bicyclette simultanément dans plus de cent villes dans le monde. A Bruxelles, « PlaceOvélo » est un collectif créé début 1998 afin de rassembler des cyclistes militants bruxellois francophones et néerlandophones, lié au mouvement de réappropriation collective de l’espace public «reclaim the streets» [5].
Peut-être devrions-nous nous laisser inspirer par la réponse en son temps cinglante du responsable d’une association de cyclistes au maire d’une commune de Normandie désireux de leur interdire les trottoirs: « graisseux, bouffi, ventripotent, Monsieur le Maire n’aime pas la bicyclette pour la même raison que les éléphants n’aiment pas la harpe. Têtu, fielleux, tardigrade, il hait les cyclistes pour la même raison que les crapauds détestent les papillons quand ils ne peuvent pas les attraper. En sa cervelle de croquant, il méditait depuis longtemps d’exercer de cruelles représailles contre ces citadins qui menaçaient de traverser son empire sans lui demander la permission ». Hardi ! Cycliste, pédale, le vieux monde est derrière toi.