Afin de tenter de donner des éléments de réponse aux questions évoquées plus haut, nous nous pencherons sur le cas bruxellois, que nous connaissons le mieux. L’espace public physique y est considéré par beaucoup comme menacé. En effet, les bruxellois ne comptent plus les portions d’espace en danger de destruction ou de privatisation. Une simple ballade dans le quartier midi par exemple nous donne un aperçu d’un quartier oublié, sacrifié par la commune de Saint-Gilles en quête d’un pôle d’activité économique majeur sur son territoire. Depuis quelques années déjà on peut lire sur les murs de ces rues un slogan évocateur : donnez-nous des voisins, pas des bureaux.
Une demande qui, on s’en doute, ne sera vraisemblablement pas rencontrée.
Mais la fermeture des espaces autrefois publics ne s’arrête pas à la destruction des espaces de vie commune dans certains quartiers. Partout dans Bruxelles fleurissent des projets d’appartements avec jardin privatif protégé par de lourdes grilles bardées de caméras. Nous ne pourrions être ici exhaustifs à ce sujet. Mentionnons juste encore la vente de la Cité administrative à un groupe privé hollandais (1) ou la construction d’une tour (ce sera sans doute la plus haute de la ville) sur le terrain d’un des seuls parcs du déjà assez sinistré quartier nord. L’espace public comme espace partagé paraît donc dans de sales draps, sales et de plus en plus étriqués pour les citoyens aux longues jambes qui voudraient s’allonger peinards…
L’espace public physique est rogné de jour en jour. Chacun chez soi, circulez, y a rien à voir. Mais qu’en est-il des possibilités d’appropriation de la portion restante de cet espace ? Le 07 octobre 2006, la porte de Hal fut le théâtre d’un événement éclairant à ce sujet. Le collectif reclaim the streets (2) avait organisé une street party revendiquant la réappropriation libre de l’espace. Cette manifestation fut l’ expression d’un point de vue sur l’espace, exprimé dans les rues. Ou quand les deux dimensions de l’espace public se font une…
Les manifestants avaient prévu d’organiser un cortège festif émaillé de performances artistiques et autres joyeusetés musicales. La réponse des autorités a dépassé toute mesure. La présence de la police était massive et ostentatoire. On parle de quelque 150 policiers en tenue de combat, 3 autopompes, et un hélicoptère pour encadrer un groupe de 600 à 900 manifestants. (3) Une matraque par guitare. Le cortège n’a pu avoir lieu.
Mais les manifestants arriveront à atteindre le but caché qu’ils s’étaient donné, l’occupation du 103 boulevard de Waterloo, ancienne pizzeria aujourd’hui vide. Cette mission a été remplie : à 18 heures, des banderoles étaient hissées aux fenêtres du bâtiment. A 19 heures, tout le monde fêtait ça avec les chansonnette de René Binamé. Cela n’aura pas été sans un contact intime avec les gaz lacrymogènes des miliciens et un face-à-face délicat avec ces mêmes forces de l’ordre mitraillant la foule de photos, sans doute pour consolider les listes noires reprenant les «dangereux activistes». Il nous semble que ces événements constituent à eux seuls une réponse à la question que nous posions sur l’opportunité de faire entendre sa voix dans l’espace public.
Jürgen Habermas mentionnait, entre autres choses, que l’on ne peut parler d’espace public que sous le couvert de l’anonymat, garantissant la liberté d’accès à l’espace, à la manifestation, à l’expression. Nous partageons cet argument et il ne nous est donc point besoin de longues démonstrations pour émettre de sérieux doutes sur le caractère public de l’espace de vie commune. Celui-ci est devenu le lieu du contrôle permanent par son propriétaire : l’état. Il contrôle tant l’espace public comme espace physique que comme instance de revendication. Il est toujours possible de demander de petites réformes de ce système. Ils vous parqueront alors sur les boulevards pour les traditionnelles marches entre la gare du nord et la gare du midi, sortes de manifestations tolérées, voire
orchestrées par les pouvoirs en place, ou en tout cas par les organes de contestation reconnus par ceux-ci. Mais si vous espérez sortir de ce champ en organisant un autre type d’expression ou de revendication, alors vous connaîtrez la provocation policière et ses fameux «carte d’identité» et autres «ferme ta …».
L’espace que l’on qualifie de public semble donc bien être privé ou en tout cas sélectivement public. Son propriétaire peut parfois montrer certaines largesses, mais il faut suivre ses règles. Comme, par exemple, avoir des papiers, ou être affilié à un syndicat. Ce constat pourrait sembler pessimiste.
Il nous est toutefois impossible d’en dresser un autre. En effet, la propriété privée de l’espace public se renforce de jour en jour au gré de nouvelles lois toujours plus liberticides depuis que chacun est soudainement devenu un terroriste ou un obscur militant. (4) Habermas prévoyait déjà que, après son essor au XVIIIe siècle, l’espace public gouverné par la raison sera en déclin, puisque la publicité critique laissera peu à peu la place à une publicité de démonstration et de manipulation , au service d’intérêts privés. Si l’on veut dépasser le constat volontairement pessimiste décrit ici, demandons-nous si les structures officielles de contre-pouvoirs défendent les intérêts collectifs. Si ce n’est pas le cas, il est possible que leur existence soit sujette à une appropriation collective plus large. L’espace public pourrait ainsi être reconquis, via ce que l’on pourrait qualifier de contre-pouvoir institutionnalisé, c’est-à-dire les collectifs et associations de citoyens. Le régime des ASBL est un bon exemple de porte ouverte en Belgique.
Nous comprenons parfaitement que certains n’y croient plus, et que l’éducation est une condition sine qua non de la réappropriation des structures de participation. Il est clair aussi que les termes « contestation institutionnalisée » semblent se contredire. Peut-être donc n’y a-t-il pas d’issue dans le système actuel, qualifié de démocratie participative.
Mais il est possible aussi que les structures prévues puissent être efficientes et que cela vaille la peine d’essayer de les faire nôtres… Nous n’avons pas la réponse nous-même et nous vous en laissons seuls juges.