Virton : les Arcades. Notre bus est en retard. C’est «notre» bus, parce qu’on forme un groupe avec les habitués. Comme on dirait « ma » voiture si on en avait une.
Le bus, ça nous aide à nous lever à temps le matin, ça nous permet de discuter, de lire, de rêver peut-être. On ne sait pas comment on s’appelle, à quel barème salarial on prétend, mais on construit un bout de vie ensemble. On se les gèle ensemble le matin, on piétine les mêmes mégots, on s’échange les trucs pour payer moins cher, les astuces pour transporter nos sacs. On rigole ensemble du gros Luxo dans sa V8 qui passe reprendre sa fille apres l’école, avec son gros bide et son gros cigare comme dans les films, qui nous nargue tous les jours mais à qui sa fille ne dit même pas bonjour.
Ici au moins, on consomme collectivement, on pollue moins. Il nous faut bien ces avantages pour nous motiver, parce qu’on ne rigole pas tous les jours.
Pour utiliser les transports en commun, la première condition,… c’est qu’il y ait des transports en commun. Quand la population est dispersée, c’est encore moins «rentable» qu’ailleurs. Sans voiture dans un village, on peut crever de faim, de solitude, d’ignorance culturelle. Très peu de bus, pas de car-sharing, pas de Telbus, pas de parking pour les vélos le long des grands axes ni aux gares, ni aux arrêts de bus… il ne reste plus qu’à trouver un voisin qui a la bonne idée d’aller au même endroit que vous au même moment. Et encore, il faut le savoir… Le seul outil à notre disposition est un site internet (1). J’ai pourtant l’impression que la plupart des personnes qui ne peuvent pas s’acheter de voiture ou ne savent plus conduire ne peuvent ou savent pas non plus utiliser internet. Le mieux est encore de faire du stop aux arrêts de bus: vu que les horaires ne sont pas affichés – à cause du vandalisme il parait – on monte dans le premier véhicule qui s’arrête. Souvent, les femmes n’osent pas. Ni faire du stop, ni prendre en stop. Ce sont souvent des femmes qui loupent le bus, parce que ce sont aussi elles qui le prennent. J’ai relevé cette conversation, un jour :
– Vous ne prenez pas ce bus d’habitude…
– Non, c’est à cause des horaires de la poste qui ont changé. Maintenant ils ouvrent plus tard. Alors moi j’ai du attendre l’ouverture pendant trois quarts d’heure. Et le bus du retour nous est passé sous le nez alors qu’on n’avait pas encore pu entrer ! Alors vous voyez j’ai encore du attendre une heure pour monter ici. Le stop je n’aime pas, on ne sait jamais…
– Qu’est-ce que vous voulez… moi je regrette de ne pas avoir appris à conduire.
– Moi j’ai voulu apprendre, mais avec le mari on se fait tout le temps disputer.
C’est dire aussi que la mobilité coûte cher. Passer son permis de conduire n’est pas donné à tout le monde, financièrement parlant. Ceci n’est d’ailleurs pas propre à la ruralité ; la spécificité est qu’il n’y a guère d’alternative pour bouger. C’est-à-dire aussi pour chercher du travail (essayez un peu de vous rendre à un rendez-vous fixé par votre futur employeur à 10h15 à son bureau !).
Je voyais encore hier cette dame qui prend le bus presque tous les jours. Elle paie chaque jour les 6 euros qui lui permettent de voyager sur tout le réseau de la région wallonne. Elle ne semble avoir que deux tenues vestimentaires. En tout cas elle ne sort qu’avec ces vêtements-là. Prendre un abonnement lui reviendrait nettement moins cher, mais il coûte plus d’un mois de loyer. Alors elle râcle son porte-monnaie un peu tous les jours. Elle ignore probablement que le CPAS pourrait l’aider même si elle ne dépend pas du revenu minimum dit d’intégration. Et quand bien même elle le saurait, irait-elle y mendier ?
Une meilleure mobilité ne signifie pas nécessairement plus de mobilité. Un élément dramatique dans les campagnes est la disparition des épiceries de village : sans voiture, pas moyen de manger. Or, les personnes qui ne possèdent pas ce sésame sont précisément celles qui sont déjà dans des
situations précarisées : sans revenu décent, pensionnées, pas encore en âge de conduire (et pour cette dernière catégorie, on ne compte plus les conducteurs sans permis…). Réduire les besoins en mobilité par la réimplantation de lieux d’alimentation, de services et de lien social serait bénéfique pour tout le monde.
Il y a encore cette dame, qu’on voit à toutes les heures, sur toutes les lignes, avec sa veste jaune fluo, ses bandes réfléchissantes aux mains et aux pieds et une grosse cagoule. «On ne risque pas de ne pas vous voir» lache le conducteur. « Il faut bien, l’autre jour il est passé sans me voir ! » réplique-t-elle sous le regard du crocodile ou de l’hippopotame qui représentent les usagers du TEC sur les affiches de sa campagne de promotion du « respect» : « le bus, c’est pas la jungle !». Il y a un paquet d’arrêts mal placés, en retrait de la route. Et d’autres où il n’y a pas d’aubette pour se protéger de la pluie et du vent. Comme si on l’avait choisi, de ressembler à des animaux des mares boueuses.