Parce que la ville, au fond, c’est quoi ? C’est un lieu en constante mutation où tout change et évolue, où tout va vite, sans que l’on s’en aperçoive. Un lieu aussi où la technique est omniprésente. Non pas que cela ne soit pas le cas dans les campagnes. Bien sûr que le monde rural connaît aussi le téléphone, la télévision et Internet. Mais il est évident que les technologies se font plus présentes en ville. Les trains, trams ou métros font partie du paysage urbain, tout comme les buildings ultramodernes et les distributeurs automatiques. La ville est donc le symbole de la technique. Mais si le progrès a son lot d’avantages, il est aussi synonyme de changement. Et nulle modification n’est anodine… En effet, une des conséquences de l’ère technique est qu’elle est en train de prendre le pas sur l’Homme et la Nature. Dès lors, le citadin, pensé comme premier bénéficiaire de la modernité, en est désormais la victime puisqu’il subit, sans bien s’en rendre compte, la perte de ses repères. L’homme urbain vit au sein d’une société qui lui est imposée et peut avoir du mal à y trouver sa place. Autant la vie de ses aïeux était structurée, voire simplifiée, autant la sienne a de quoi le laisser perplexe. Un sentiment de manque envahit donc le citadin, qui doit dès lors se tourner vers autre chose…
DES CYCLES NON-NATURELS
Pour combler ce manque, la société a, dès le début des années 80, joué sur deux tableaux. D’un côté, elle crée de nouveaux événements à vocation cyclique, des événements qui se veulent récurrents et porteurs de stabilité. Et de l’autre, elle joue la carte du recyclage en récupérant des événements préexistants. Ceux-ci sont avant tout les cibles d’une marchandisation où l’impact économique est primordial. En effet, ce sont surtout les commerces, les entreprises et les villes qui sont à la base de cette construction. Les nouveaux cycles répondent bien à une attente du citoyen, mais sont surtout liés au profit et au business.
LES NOUVEAUX ÉVÉNEMENTS
Dans le flot d’événements que l’on a créé rien que pour nous, on retrouve entre autres Halloween. Cette fête traditionnelle américano-canadienne n’est pas récente, loin de là. Il s’agit en fait d’une lointaine fête celtique : les Nordiques fêtaient en effet le nouvel an début novembre… Les Etats-Unis importèrent cette fête qu’ils transformèrent en journée consacrée aux enfants et à leur récolte de bonbons. Comment s’est-elle dès lors retrouvée en Europe ? Quelques visionnaires ont sans doute senti là une façon d’occuper les petits tout en augmentant la production de potirons et de confiseries… Et ça marche plutôt bien ! Cette fête pourrait d’ailleurs vite se retrouver au cœur de nos traditions…
* La Fête de la Musique, lancée en 1981 par Jack Lang pour fêter Mitterrand, relève aussi d’une construction individuelle. Une fête qui a gagné son statut de cycle puisqu’elle est maintenant fêtée le 21 juin dans toute l’Europe. Et même si seul primait le plaisir musical à la base, on peut aujourd’hui parler d’événement à grande échelle qui rapporte son lot d’euros puisque désormais, les grandes chaînes de télévision s’attaquent à ce créneau qui est garant d’audimat, et donc de publicités, et donc de rentrées…
Autre exemple de manifestations qui ont vu le jour récemment : la Nuit Blanche qui permet au public de visiter différents lieux et d’assister à diverses manifestations culturelles pendant la nuit. Si l’idée parisienne a rencontré son petit succès à Bruxelles, elle s’est également étendue à Madrid, Rome et Riga. Le concept pourrait d’ailleurs continuer son expansion et devenir un véritable cycle pour les adeptes de culture et de découvertes.
La Fête de l’Ecrevisse à Theux est plutôt à classer dans la catégorie « événements originaux » ! Tout est parti d’une association locale qui a décidé, en 1999, de réintroduire l’écrevisse rouge en Wallonie. La ville de Theux a dès lors contribué à la réussite du projet, et en vertu des efforts fournis, s’est alors revendiquée capitale
wallonne de l’écrevisse. En juillet 2005, elle organisa même sa première fête de l’écrevisse, une manifestation festive et éducative, où certains n’ont pas eu peur de se déguiser en écrevisse géante. Reste à voir avec le temps si cela deviendra réellement la fête de l’année ou si le concept disparaîtra aussi vite qu’il s’est créé…
Si l’on énumère les nouveaux événements construits de toutes pièces, on ne peut omettre toutes les journées spéciales. Le 30 mai aurait pu rester un jour banal et anonyme, mais non ! On l’a déclaré Jour de la Fête des Voisins… Il s’agit en fait d’inviter ses voisins à une petite fête, histoire de faire connaissance avec la moitié du quartier. Une façon d’imposer à la société les valeurs de générosité et de cordialité… Une initiative à laquelle vous aurez du mal à échapper, sous peine d’être catalogué de voisin ermite. Ne pas oublier non plus la journée de la secrétaire, celle des diabétiques, celle contre le Sida, et j’en passe. Quoi qu’il en soit, la logique commerciale est toujours bien présente.
LA RÉCUP’ D’ÉVÉNEMENTS PRÉEXISTANTS
La Saint-Valentin est un parfait exemple de l’événement créé pour devenir un cycle que quasi personne ne pourra ignorer, avec logique économique à la clé. Pari réussi d’ailleurs puisque cette fête a petit à petit gagné son statut de cycle urbain. Bien que le jour des amoureux soit fêté un peu partout dans le pays, c’est surtout la ville qui le met à l’honneur. Les boutiques recèlent de cadeaux propres à l’occasion, les vitrines sont ornées de cœurs rouges : tout est fait pour que vous ne puissiez pas oublier ce jour si spécial. Sauf qu’au départ, le 14 février n’avait rien de commercial! A l’origine, cette fête catholique rendait hommage aux dénommés Valentin. Il a fallu attendre le Moyen-Âge pour que l’on associe cette date à l’amour romantique. A l’échange de billets doux a succédé l’envoi de cartes que l’on estime d’ailleurs au nombre d’un milliard chaque année…
Autre récupération : les marchés de Noël. Les premières traces de marchés de Noël remontent au XIVe siècle en Allemagne et en Alsace. Ils étaient alors appelés « Marché de Saint Nicolas ». Délaissé quelques temps, le marché de Noël a retrouvé sa place dès les années 90, lorsque les villes ont considéré l’impact économique que cela pouvait représenter. D’ailleurs, le marché de Liège (190 chalets) et celui de Bruxelles (200 chalets) font désormais partie du décor urbain durant la période des fêtes et peuvent être considérés comme des cycles propres à la ville.
Même constat pour la fête de Noël qui a peu à peu perdu son caractère chrétien. Rares sont ceux qui vivent encore le 25 décembre comme le jour de la naissance du petit Jésus… Pour la majorité des gens, Noël est plutôt l’occasion de se rassembler en famille autour d’un bon repas, d’illuminer sa maison et de s’échanger des cadeaux. Les commerçants font d’ailleurs leurs choux gras de cette période qui engrange un pic dans la consommation, notamment dans les secteurs du jouet, du loisir et de la restauration. Quant au père Noël, il s’agit ni plus ni moins de recyclage pur et dur puisque ce vieux monsieur n’est autre que Saint-Nicolas lui-même ! Père Noël est en effet le nom français du Santa Claus américain, calqué sur Sinter Klaas, soit Saint-Nicolas en néerlandais… C’est un illustrateur d’un journal new-yorkais qui, en 1860, fit de Saint-Nicolas le Père Noël que l’on connaît aujourd’hui : ce bonhomme habillé de rouge, à la barbe blanche touffue et au chapeau fourré. En 1931, Papa Noël apparut dans une publicité de Coca Cola. Le mythe était né… La sphère marchande s’est donc appropriée un des repères cycliques traditionnels. Et Noël s’est donc imposé comme un événement cyclique. On a en effet bien du mal à imaginer cesser de la fêter un jour…
Dans un autre registre, on peut citer le Carnaval de Binche, qui remonterait apparemment à la fin du XIIe siècle. A l’époque, cette cérémonie devait chasser les mauvais esprits pour assurer la fécondité des terres et des femmes. C’était donc une sorte de fête du renouveau printanier. Un
carnaval très éloigné donc du côté festif que l’on recherche aujourd’hui… Petit à petit, la tradition des Gilles et de leurs célèbres oranges est apparue, et ce Carnaval est devenu le plus important de Belgique. Jusqu’à ce que l’Unesco décide en 2003 de le reconnaître en tant que chef d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité. Une récompense qui a participé à la notoriété du carnaval et de la ville, ainsi qu’à une médiatisation mondiale, synonyme de visiteurs supplémentaires. Cette reconnaissance assure donc à ce folklore l’immortalité… et l’assurance de rentrées financières importantes !
UN CERCLE VICIEUX
Cette foule d’événements construits pour l’individu n’arrangent pas grand-chose en fait car ce sont des récurrences instrumentales qui peuvent disparaître à tout moment. D’une part, ils sont éphémères. Lorsqu’une marque de chaussures ou une enseigne de supermarché fête son anniversaire, on peut bien se demander si elle compte le faire chaque année. Et d’autre part, ces évènements sont fragiles parce qu’ils ne sont pas naturels, le marché ne fait que construire de faux cycles qui à terme rajoutent à la confusion urbaine ! L’abondance de ces pseudo-nouveaux repères est telle que l’on en vient à étouffer sous l’amas. Du coup, le sentiment de frustration reprend le dessus. On est de nouveau perdu, déboussolé et paniqué. Alors que reste–t-il sinon combler son manque par une recréation de cycles qui donneront l’impression d’être en terrain connu. Mais ce n’est qu’une impression…
Pour ma part, j’ai la solution : je retourne chez moi, à la campagne. Là, je me calme, je prend mon temps et je respire !