4. Le temps d’une passe

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«Ça va, ça craint pas trop comme quartier?» est souvent la réponse de mes interlocuteurs quand je leur dis que j’habite le quartier nord. Cette mise en garde sous couvert de sympathie en dit long sur les a priori qui caractérisent ce quartier. Ma voisine, qui y habite depuis une dizaine d’années, l’a toujours trouvé agréable, pour son côté vivant et communautaire. «Oui, mais c’est le quartier de la prostitution»…
Ce dernier mot, lourd de significations, résonne dans l’imaginaire collectif comme un sermon de missionnaire. Cette barrière morale aurait, entre autres fonctions, la capacité d’activer la fascination que tout le monde peut avoir pour «l’envers de la réalité», cette attirance aussi irrésistible qu’irréalisable, cet interdit aussi confus qu’évident. Il s’agit ici d’espaces sensibles et indéfinissables, incontrôlables et pourtant localisables: ces petites rues, à l’arrière de la gare du Nord, qui bordent les rails. Je ne veux pas parler de la prostituée et de son client en tant que tels, et me rendre juge de leur statut de victime ou de «pervers». Je laisse cette question aux architectes de la conscience commune.

Cet espace, je m’y intéresse parce que j’y habite et que je ne peux passer devant ces vitrines sans me poser la question de ma propre féminité. Ces femmes, produits ancestraux de la société patriarcale, me font rêver à d’autres époques, d’autres lieux, d’autres fonctionnements humains, d’autres significations, invisibles et pourtant actuelles. Il me semble que ces espaces existent par intermittence. On les invoque par des gestes rituels, des codes. Un temps passe et l’on se retrouve à la porte d’une maison qui s’efface.

Le terrier de l’oubli

La porte d’entrée, c’est ce que l’Etat appelle pudiquement des bars. Les tables ont pourtant été remplacées par des lits, et le serveur à moustache par un corps désirable qui n’en appelle pas moins à la même chose: la consommation sous couvert de socialité, offrir un peu d’oubli contre de l’argent. L’alcool fait oublier le temps, une passe aide à oublier les engagements. Je pense aux combattants qui, des Croisés à l’armée, ont toujours usé de cette drogue pour « encourager » les troupes. La jouissance vient comme le relâchement de tensions accumulées dans le rapport quotidien à une autorité disciplinaire. Alléger le corps et l’esprit avant de remettre l’armure.

Ces espaces, fardés de tabous, deviennent le lieu de réalisation des promesses publicitaires. Ici, on peut consommer l’illusion sur place: prendre la femme pour ce qu’elle n’est pas, et la laisser pour ce qu’elle est. Souvent d’origines inconnues, elles évoluent dans un jeu et un espace quasi théâtraux: dans une pièce inhabitée, fermée, elles utilisent des masques, usent de jeux de regards et de séduction mettant sur pied d’égalité tous les hommes qui passent devant leurs vitrines. Cette mise à plat est peut-être nécessaire pour assumer ses fantasmes sexuels. Un lieu sans lieu, à en perdre l’identité, une sorte de dégénérescence qui aspire vers l’espace d’en bas, celui de la souille, de ces pulsions animales qui ne peuvent se vivrent qu’au présent.

Robinson Crusoé, seul sur son île, aura longuement fait l’expérience originelle de la boue, avant de se consacrer à l’administration de son île, de s’assigner une fonction, une tâche le préservant de cette irrésistible envie de se laisser aller à l’abandon. Son premier acte civilisateur a été d’installer un système servant à mesurer le temps. Tiens donc! L’outil indispensable de la prostituée est la montre, ce sablier refermant un espace utopique, ce temps pendant lequel le client va vivre l’histoire dont il est physiquement le centre. Comme s’il avait réussi à traverser l’écran du réel en même temps que la vitrine.

D’ailleurs, est-ce par hasard que ce quartier centenaire de la prostitution s’est vu accueillir les premières industries du cinéma, dont on peut encore voir les vestiges aujourd’hui? Cette curieuse salle rectangulaire où, plongés dans le noir
et l’oubli, nous partageons une réalité projetée sur deux dimensions.

La traversée du miroir

La prostitution, cette vieille amie de l’homme, vendeuse d’imaginaire, ne s’est pas laissée enfermer dans le contrôle systématique qu’opère l’Etat sur son territoire. Bien qu’il la désapprouve, il la tolère, d’autant plus qu’elle est rentable: les taxes que la commune impose à ces serveuses particulières sont très élevées; on voit de plus en plus de cars touristiques s’insérer dans la longue file de voitures à l’affût. Même s’il ne l’exprime pas clairement, il reconnaît le rôle thérapeutique de ce quartier au sein d’une société sous tensions. Et puis, la prostitution est un puissant vecteur social. Elle est le lieu par où passent les représentants de plusieurs communautés.

Traditionnellement, elle se trouve aux portes de la ville, dans ces espaces de transit où le voyageur étourdi commence par reprendre ses repères dans des actes connus, codifiés, auprès de ce corps inconnu qui est partout le même.

La prostituée va réunir des hommes aux origines multiples dans une attente commune, créant peut-être des amitiés de circonstance. Il arrive même que la prostituée devienne l’amie d’amants déçus, une confidente d’autant plus importante qu’éphémère. On peut se demander si ce n’est pas un contexte qui préfigure la mondialisation: l’ouverture sur le monde qui prétend à l’intégration multiculturelle (on est censé accepter tout le monde) et qui repose sur des bases économiques. Cette caricature de la sexualité libre, à la fois niée et encadrée par la police, cet espace d’illusion longtemps vénéré par les marins, est un miroir qui dénoncerait comme plus illusoire encore tout l’espace réel*.

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