Le «squat» de l’avenue Louise est pourtant bien loin de l’image préfabriquée exhibant des squatteurs drogués ne se souciant guère du bâtiment qui les accueille. L’occupation du Tagawa poursuit d’autres buts que le logement gratuit. Elle soulève d’importantes questions sociopolitiques comme le droit au logement et la réponse à donner à la marginalisation. Nous abandonnerons donc dès maintenant le terme «squat». L’ASBL y préfère d’ailleurs celui de «projet social d’occupation». Le fonctionnement de la troupe tagawiste est basé sur la tenue d’une réunion hebdomadaire. Tout postulant à un logement doit participer à trois de ces réunions, afin de bien cerner l’objet de l’association et les objectifs poursuivis par cette occupation des temps modernes. Il devra par la suite participer à la vie collective de l’association. Au fil du temps, l’ASBL 321 logements est devenue un acteur culturel reconnu par de nombreuses associations (1) et sympathisants, et un interlocuteur de choix lorsqu’il s’agit de réfléchir aux nouvelles manières d’habiter. Ajoutons enfin que l’occupation était concertée avec le propriétaire et que les habitants, parmi lesquels on comptait cinq familles avec des enfants, payaient chacun un loyer symbolique de 67 euros par mois et participaient au maintien en état du bâtiment. L’argent assurait le paiement des charges, assurances locatives, etc. Nous ne pensons pas nous avancer en affirmant que ce projet a constitué la prémisse d’un modèle nouveau et porteur. La réaffectation participative des bâtiments vides de manière transitoire est une proposition innovante et l’idée est en train d’essayer de se faire entendre.
22 v’la les juges
On pourrait se demander pourquoi ce genre d’initiatives sont souvent (toujours ?) réprimées. On peut aussi se demander pourquoi celle qui nous occupe ici a pu trouver acceptation. Une partie de la réponse tient dans la spécificité du propriétaire. Thomas Dawance, président de l’association, l’exprime en ces termes : «On a eu énormément de chance. C’est parce que notre propriétaire est très particulier que l’on est toujours là. Notre propriétaire est une société anonyme (Europort S.A.) composée de deux personnes très riches qui ont négligé les affaires. Elles ont accepté le loyer symbolique qu’on leur paye. Et les intermédiaires auxquels on a eu affaire n’ont jamais contesté notre présence. C’est devenu une forme de bail oral, tacite.» (2)
Tout ça, c’est fini. Il aura suffi d’une simple lettre de ce propriétaire pour lancer la machine amenant Madame le juge de paix du deuxième canton de Bruxelles à prononcer la condamnation que nous avons déjà mentionnée. Il n’y a pourtant aucun projet de réaffectation du bâtiment. Les sanctions financières concernent l’ «indisponibilité du bâtiment» à dater du 22 février 2006. Il nous semble que ce bâtiment était justement rendu disponible par l’association mais passons, nous y reviendrons. Qui sont ces personnes très riches dont parle Thomas Dawance en évoquant les propriétaires? L’un d’eux n’est autre que le fils de Rifaat Al Assad, frère cadet du président syrien. On peut effectivement employer le qualificatif de riche. Le bruit court que les propriétaires ne se souvenaient même plus de l’hôtel Tagawa il n’y a encore pas si longtemps. La justice belge a tout de même décidé de soumettre les habitants à un paiement, colossal pour eux, vers le compte de M. Al-Assad, pour qui il représente une peccadille. Notons que celui-ci s’est montré plus clément que les magistrats puisqu’il a accordé un délai pour l’évacuation (le 31 mars au lieu du plutôt hivernal 31 janvier) et a accepté gracieusement de se passer des quelque 19000 euros. Ce qui est déjà bien, mais qui force les aventuriers des logements vides à circuler dans le calme sous peine de perdre un bon paquet de centimes. Le Tagawa est mort, vive le Tagawa. Car le projet associatif, lui, est encore bien vivant.
Et maintenant ?
Perdre son logement, ça peut être qualifié de coup dur. Surtout pour les familles
priées de déguerpir (c’est le terme utilisé dans le jugement). Les deux mois de répit accordés par les propriétaires ont été bien remplis, notamment par la recherche de solutions de relogement. Comme nous l’avons écrit plus haut, l’ASBL 321 logements est active dans la réaffectation transitoire d’immeubles en attente d’investissements durables. Elle a pu établir ainsi des conventions d’occupation pour six immeubles depuis 2000. Elle a donc tout naturellement entrepris des démarches dans ce sens. «Des discussions auprès du Foyer Ixellois (3) avaient permis la conclusion d’une convention instaurant un projet-pilote de réhabilitation transitoire de logements vides appartenant au Foyer. Ce projet devait permettre de reloger transitoirement les familles nombreuses expulsées de l’ancien hôtel.» (4) Malheureusement, l’organisme de tutelle du foyer a refusé d’avaliser cet accord, arguant que le cadre légal ne le permet pas.
Il n’y a donc toujours pas de solution aujourd’hui, malgré la bonne volonté affichée, et reconnue par l’association, du foyer ixellois. Cela bloque-t-il à la Région ? Cela bloque-t-il au législatif ? Nous ne prétendons pas avoir réponse à cette question ou accabler qui que ce soit. Néanmoins des solutions innovantes à la crise du logement sont ici proposées et refusées. Il y a entre 15000 et 20000 logements vides à Bruxelles. La ville manque de logements sociaux. (5) Des citoyens se rassemblent pour émettre des propositions concrètes soutenues par un projet social riche. Ainsi, la participation par le travail de réaffectation et de maintenance transitoire des bâtiments pourrait amener à des formes d’insertion de personnes marginalisées par la quête d’un logement. Si effectivement la loi ne le permet pas, changeons-la! On le fait bien pour se crêper le chignon communautaire. Si on ne le fait pas, on ne reparlera plus de projet associatif d’occupation. D’autres bâtiments ont été vidés de la sorte ces derniers mois. On ne reparlera plus de projet mais de squats, car ils seront secrets et mis à l’écart de manière sans doute bien plus forte que n’ont pu l’être les habitants du Tagawa qui faisaient presque figure de chanceux dans l’actualité des occupations de bâtiments. Aujourd’hui, ils n’en sont pas moins à la rue. Ah oui, nous allions oublier: les déménageurs tagawistes recherchaient encore il y a peu une camionnette à vendre pour pas trop cher. Si vous pouvez les aider, il n’est peut-être pas trop tard. (6)