D’un bord du monde à l’autre, face à la mer ou la montagne, dans tout ce qui jaillit pur, invisible, vagabond et dérobé, rien qui ne ressemble de près ou de loin à la douceur.
J’espérais qu’il y aurait quelque part un lieu, peut-être même une plage qui revient après les vagues d’une mer bleue irisée par le vent. Une circulation invisible d’une attente.
Comment dire? Une attente allégée, emportée par un étincellement égal à celui des étoiles, égal à ces couleurs qu’on amasse dès l’enfance aux pieds des oiseaux. Des vrais oiseaux ailés dont les noms riment avec errance, bord du chemin, énigmatique poème, mystères qui ornent les clefs du monde.
J’espérais sentir dans les déchirures du sable ce qui tressaille, ce qui désespère, ce qui amorce des petites vies inattendues, ce qui amorce une courbe vers une résistance farouche comme un ultime bond dans une nouvelle échappée. Je ne voyais rien prendre forme. Je voulais ce rien, ce rien autour de moi, silencieux, retranché, inquiet, prenant possession d’une vie délaissée dans les grains de la terre et du sable.
Chaque voyage est une épreuve de plus. Chaque halte, chaque pré, chaque demeure, chaque frontière, chaque route, chaque coin est un lieu de bord de mer. Chaque montagne, chaque plaine, chaque sentier, chaque touffe d’herbe, chaque ciel, chaque portail est une figure du silence au bord du monde.
Chaque visage, chaque silhouette, chaque ombre, chaque geste, chaque regard, chaque frémissement est un berger de vent au retour des papillons.
Tous portent les traces d’un adieu ou d’une perte, d’une brûlure ou d’une rupture. Une baie ourlée d’ombre et de clarté.
Allons-nous de demeure en demeure, hors des ombres, arrachés aux bouches du soleil, aux galets de l’absence? Les choses font route vers nous. Le vent est courbe et tenace là où nous avons quitté les sables. Pour peu, rien ni personne ne s’inquiète pour nous. C’est qu’il n’y a ni êtres ni choses, de près ou de loin. Rien ne retiendra les herbes ni éteindra les lumières derrière nous.
Nous n’habiterons que l’œil des cyclones. Peu de nous creuserons la terre. Nous ne traverserons que des sentences en ruines. On marchera à la trace de ce qui nous échappe.
Elle pense que seule la distance permet et force à penser les choses de la vie autrement que comme elles nous viennent, nous habitent ou nous traversent. Il ne s’agit pas de prendre de la distance mais d’y vivre pleinement. Une rencontre ou des rencontres qui ne peuvent manquer de nous mettre en danger, en péril, hasardeuses, qui ébranlent le vécu, le défini, l’installé. Un aléatoire qui, par effraction, ouvre sur des horizons nouveaux et assure l’inconnu ou l’imprévisible, celui-là même qui vient à notre rencontre et se dérobe à nous, nous interpelle sans qu’on parvienne à le joindre. Ainsi tout est promesse, à distance, ailleurs, à propos d’autres choses, sans rapport, dans un détour, en passant, en fuite, en élan, mesuré, entre, perdu, au seuil, rien d’autre, peut-être plus.
Ses yeux rêvent la nuit qu’elle a délaissée sur une terre endormie, ils fouillent l’air d’un bref regard qui songe et désire les hirondelles. Ses yeux de soie partagent avec la lumière du train où elle se trouve, la fatigue de sa chair et de son âme. Elle pense qu’après la nuit, comme à chaque voyage, un chemin et un rêve viendront sans hâte.
Désormais elle est seule. Le train est son royaume. À chaque souffle, respiration, une terre, une histoire, un naufrage comme une obsession toute puissante de chercher refuge, viennent paître au champ de sa défaite. Elle a offert sa chevelure au voyage maintenant qu’elle est dans la mémoire du vent. Sa peau est d’argile pour avoir erré dans des rivières de nuit. Son chemin dit les prunelles de l’aube. À l’ombre des choses et des êtres, elle se tient dans l’ambigu de chaque nom. Elle dit que, derrière chaque matin, marchent les étoiles filantes. Son chemin approche le secret du sud et de l’orient et se tient dans les mains fraîches des vagues.
Elle découvre à son train
une cadence et un bruit long comme l’absence. Par la fenêtre, elle scrute l’infini, le ciel est gris et elle ne connaît pas les noms des lieux qu’elle traverse.
Que de fois, avec douceur, ses yeux s’affairent à regarder loin derrière. Rien, ni terre ni silhouette. Pas de vent qui ramène le sable. Elle se souvient qu’elle a oublié.
Elle a aimé de toute la force de l’amour. Elle a cherché à l’origine de chaque signe, là où elle était, la nuit qui échappe à ses mains. Elle a essayé d’être ce qu’elle était, entière qui enlace une toute entière et resplendit comme la somnolence d’un oiseau l’hiver.
Ses yeux, rivière dans un peu d’automne, ont laissé des miettes de départ perlées de lendemains. Ses yeux, amour qui repose sur les épaules d’un ciel cherchant une terre pour ses petits après un dernier nuage.
Ses bouts de doigts fixent le fleuve où elle a pensé baigner sa chevelure et nager à ses deux rives, lorsque, léger, léger, le silence chante le feu. Ses bouts de doigts devinent la nuit qu’elle a désirée et dont les berges semblent légères.
Tout est suspendu, le temps se baigne tout vêtu dans les plus clairs des paysages qu’elle traverse. Tout cela, la profondeur, le vent, le feuillage, la pluie, l’herbe n’est qu’accommodement. Tout cela est à la fois immense et léger.
Elle attend et rêve quand le silence tapisse les vents d’hiver. Elle attend dans les miroirs et brille au soleil quand les oiseaux apprennent à voler. Ses fugues coulent en elle comme coulent les rivières vers la mer. Ses pensées filent d’une dune à l’autre jusqu’à tard dans la nuit. Ses tourments glissent vers les papillons de ses frémissements chaque fois que la colère fait halte en elle.
Gagner du repos. Gagner de la distance. Creuser dans les brèches. Rougir dans des grappes de vin pour dissiper sa peur et sa joie. Ne pas avoir honte, ni de près ni de loin, de ses yeux de louve quand ils brillent de malice et de désir.
Elle n’attend rien ni personne, juste le revers du ciel entre deux silences. Juste le blanc du temps, au milieu des poussières. Juste un grain de sable dans l’envol vagabond du vent.
Juste une faible lueur dans la lenteur de la nuit.
Le train était son royaume et dans l’hostie de ses yeux, le vide était exact à l’heure.