13. Être d’ici, naître ailleurs

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«Je ne me sens étranger ni à Londres, ni à New-York, ni en Inde mais le fait que je suis né en Inde et que j’y suis resté très attaché est toujours là. C’est cette réalité qui sous-tend mon identité.(…)
Aujourd’hui notre identité est faite de 50 éléments différents, ce qui fait qu’elle se recoupe bien plus qu’autrefois avec celle des autres. Un chauve hindou et un chauve musulman comme moi ont beaucoup en commun, surtout quand le soleil tape.» *

Salman Rushdie

D’où venez-vous ?

Miranda: Mes parents sont des juifs maghrébins. La famille de mon père est berbère marocaine, cela signifie qu’ils ont vécu sur ces terres depuis 2500 ans, après l’exil de Babylone, bien avant l’arrivée des Arabes. C’est un ancrage fort que tant de générations se soient succédées sur un lieu. Ça doit marquer, pourtant on ne m’a rien transmis, je ne connais pas la culture marocaine berbère.
Mes parents ont étudié en France et ont obtenu la nationalité. En tant que Juifs, ils s’identifiaient à la France qui représentait l’éducation. Le Maghreb était un lieu banni, sale, pauvre, analphabète où ils avaient connu des souffrances. Ils n’y sont jamais retournés et ne m’y ont donc jamais emmenée. Ensuite, mon père a trouvé du travail à Bruxelles et la famille s’est installée ici. J’ai grandi à Bruxelles.


E.T
: J’accumule les minorités. Je proviens de Gafsa, le Sud tunisien, considéré comme à part, la patrie des renégats, des poètes, des révoltés, des barbares. J’étais déjà exilé dans un État. Ensuite, j’ai grandi avec des femmes, les hommes étant absents. Elles m’ont fait connaître la révolte, les territoires de liberté à saisir dans l’interdit. Même pour quelques instants. Et puis, mon engagement dans le cinéma amateur et le marxisme m’ont appris à refuser les ancrages. Le marxisme tout d’abord m’a enlevé l’idée de nation, de patrie, de religion. Nous avions la sensation d’appartenir au monde entier. Ensuite, je suis parti à 19 ans vivre en France puis en Belgique. La distance m’a guéri de l’idée d’appartenance et des origines, de la matrice symbolique.

Quels liens entretenez-vous avec Ø ces terres d’origine ?


M
: Depuis, l’enfance, je suis fascinée par l’Afrique noire. Il m’a fallu du temps pour me rendre compte que mes parents m’avaient transmis certaines choses de leur pays malgré eux, des goûts, des couleurs, des odeurs, la musique… et que cela me conduisait naturellement vers l’Afrique. J’ai beaucoup voyagé en Afrique noire. Et puis un jour, je me suis dit, il faut que j’aille vers ce que je suis et je suis allée vivre quelques mois au Maroc. C’était évident que je venais de là, tant dans des choses anodines que dans des aspects plus profonds. La présence des Juifs a imprégné fortement ce pays. Les Marocains m’ont accueillie comme l’une des leurs. Je faisais partie de l’histoire d’une terre que je ne soupçonnais même pas. Tout cela prenait sens et m’apaisait. Je crois que si mes parents avaient été plus clairs avec ces origines, sans nier l’aspect difficile de ce qu’ils y avaient vécu, j’aurais été plus en paix avec moi-même.
Quant à Israël, c’est le pays de mes origines mythiques et légendaires. Je ne me sens pas Israélienne et ne partage pas les choix politiques du gouvernement. Cependant, j’ai un lien avec ce pays, quand j’y vais, je sens que je suis bienvenue, je connais des gens, je partage souvent leurs intérêts et leurs goûts. Je pourrais y vivre, mais je n’ai pas fait ce choix. Au-delà de ma judaïcité, j’avais besoin d’aller voir ailleurs comment vivent mes égaux.

E.T: Je dirais que la Tunisie est pour moi une passion inquiète et non sans souffrance, comme un amour inavoué. Je ressens de la colère, de la répulsion, du rejet pour ce pays où domine l’hystérie collective liée aux origines, aux cultures et aux religions dominantes. On fait participer les gens à une culture où ils sont dominés. Là comme ailleurs, on nous enferme dans des vies schématisées par la consommation, par les notions de pays, de
nations… Ce ne sont que des représentations qui nous séparent de nous-mêmes et des autres, et renforcent la domination. Nous avons besoin d’une pensée critique permanente pour nous débarrasser de ces mythologies. Elles nous sécurisent et nous font croire qu’en certains lieux on est chez soi. Or, nous ne sommes nulle part chez nous. Le marxisme finalement me faisait quitter une patrie pour une autre: le parti, la hiérarchie, un modèle de société… C’est le piège, on fuit une identité pour en revendiquer une autre qui finit par nous enfermer. Il faut penser la liberté en se méfiant de soi-même. Je suis donc traître à la patrie et traître à moi-même. Ce que j’ai hérité, je l’ai donné. L’écriture m’a installé dans des lieux de questionnement et d’interrogations qui m’ont permis de me débarrasser des origines.

Qu’est ce que la Belgique représente ?

M: En Belgique, je ne me suis jamais sentie proche des immigrés maghrébins, et les Juifs ici sont ashkénazes, pas séfarades, nous n’avons pas la même tradition. En plus, je suis étrangère car j’ai la nationalité française de mes parents et j’ai des traits méditerranéens. J’étais donc toujours différente sans appartenir à une communauté.
Salman Rushdie dit que notre identité, c’est ce qui vit en nous, de quoi on se sent proche. Ni la France, ni la Belgique ne me font vibrer. Malgré tout ça, je sens que la Belgique c’est ma maison. Je m’y sens libre et en sécurité. Je ne pourrai pas vivre en Afrique qui sont encore des démocraties balbutiantes où l’arbitraire domine. Mais à part ma famille, mes amis et cette liberté, rien ne m’attache à la Belgique. Je pourrais tout lâcher si on m’offrait une belle vie ailleurs.


E.T
: Les lieux m’intéressent en ce qu’ils mobilisent chez moi. Ce qui fait sens est le lieu et le moment comme sources de rencontres, d’échanges et de partages. Je suis partout étranger et chez moi. J’appartiens au monde. Je suis toutes les origines, toutes les langues. Je ne me fixe nulle part et ne suis d’aucun groupe. Mon intériorité est ma demeure, mon horizon. Ici je suis arabe, voleur, violent, homme… Je veux casser tous ces clichés et refuser les généralisations qui sont les mots de la domination. Il faut se remettre en question et prendre des lignes de fuite, faire des détours, se dépouiller des évidences pour aller vers l’inconnu. C’est une lutte permanente car tu traînes cela et tu y puises sans cesse. Je ne me positionne pas vis-à-vis de l’autre mais avec l’autre. Je m’interdis de juger ou de partir d’une référence quelconque. Je ne peux rencontrer l’autre que dans une position d’égal à égal. Si je n’y parviens pas, je m’abstiens. La relation est une construction constante qu’il faut réajuster, questionner, entreprendre… Il ne s’agit pas de bonne volonté: connaître l’autre, mais de la survie même d’aller vers l’autre, d’être dans le monde.


Qui vous sentez-vous profondément ?


M
: Je me sens multiple, je ne peux définir mon identité en un mot. Comment dire que je suis Tunisienne ou Marocaine alors que je connais très mal ces pays? Comment dire que je suis Française alors que je n’y ai jamais vécu et que mes parents ne viennent pas de là? Si je dis que je suis juive, je dois ajouter berbère. Mon identité se modifie selon les étapes de ma vie. Je me suis sentie Africaine quand je partageais ma vie avec des Sénégalais, quand je me suis réinvestie dans la communauté juive, je me sentais juive. Je suis en recherche permanente de mes «moi». Je me sens citoyenne du monde. Je rêve d’un monde libre et sans frontières. La disparition des frontières ne nie pas les appartenances. On peut être ce que l’on est sans barrières.

E.T: On est nombreux en soi-même, il faut s’accommoder de cela. L’histoire de l’humanité appartient à tous. Nous ne pouvons entretenir des origines et nous y complaire. Je ne peux être réduit à un Tunisien, un Arabe, un musulman, un sauvage, un homme, je suis plus que cela, une diversité énorme que personne n’a le droit de s’approprier. Je veux aller vers plus encore et tendre vers ce qui
nous rend meilleurs dans cette humanité. Il faut creuser, trouver les brèches, amener avec des mots simples qui tu peux là où tu peux. Nous sommes en mouvement, dès que je dis «je suis», c’est faux car l’instant d’après, je suis déjà différent. Les minorités permettent cette mobilité de pensées, trouver un espace de liberté qui donne à voir sur le monde. Ce qui nous met en danger ne nous spoliera pas de notre histoire et de notre mémoire car on la porte chacun à sa façon. Aucune minorité ne m’a jamais dit comment faire, aucune ne m’a jamais rassuré. Les minorités nomment pour palabrer pas pour figer. C’est ces mondes-là qu’il faut habiter.

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