Pourtant, dans quantité d’œuvres de science-fiction (films, dessins animés ou romans), la logique territoriale planétaire semblait s’imposer comme une évidence, heureuse conséquence institutionnelle d’un processus de mondialisation ou seule dimension politique et militaire cohérente quand l’époque est à la conquête du cosmos ou à la résistance unitaire globale face à la menace martienne. Peu importe, on ne saurait imaginer Goldorak, lancé à la poursuite d’un immonde Golgoth venu de chez lui, armé jusqu’aux dents, pour saccager notre belle planète bleue, être stoppé dans sa chasse héroïque pour une absurde histoire de violation d’espace aérien d’une quelconque république bananière ou du royaume pluricentenaire d’un monarque moustachu…
On pourrait trouver cet avant-propos d’une loufoquerie déplacée. C’est que la réalité apparaît plutôt triste et dramatique : il existe aujourd’hui, dans les 25 pays de l’Union, 174 centres de rétention temporaire pour candidats à l’asile – et nous savons que la situation n’y est vraiment pas rose. Le dispositif de lutte contre l’immigration clandestine implique aussi une collaboration étroite avec nos voisins: en Turquie, en Ukraine ou en Albanie, des centres de tri et d’attente pour candidats à l’entrée dans l’Union servent de parking pour bétail humain– dans des conditions épouvantables que les autorités internationales (le Haut Commissariat aux Réfugiés) et européennes ont visiblement décidé d’ignorer conjointement.
Seulement, voilà, depuis que l’UE a décidé, avec le traité d’Amsterdam (1997), de faire du droit d’asile l’un des principaux enjeux de sa politique communautaire de gestion des flux migratoires, on peut se demander si la bouffonnerie n’est pas une des dernières armes efficaces pour répondre aux plans un chouia paranoïaques qui s’élaborent, avec un sérieux de costard cravate ad hoc, dans les instances européennes les plus respectées.
Ainsi, se demandera-t-on, par exemple, où sont les frontières de l’Europe? Mais comment investir pareille question quand on est un citoyen européen, en 2007? C’est que, étymologiquement, le terme «frontière» à une signification immédiatement militaire: il désigne une place fortifiée sur le front des armées, faisant face à l’ennemi. Et il ne s’est jamais vraiment écarté de cette signification première: la fixation des frontières (même infra-européennes) a toujours impliqué une victoire ou une défaite, une sécession ou une indépendance, une réunification ou une fédération –dans un processus où la violence (la guerre) et la négociation (le traité de paix) s’articulent. En ce sens, il n’existe pas à proprement parler de frontières «naturelles» –on s’appuie sur la géographie physique pour tracer des lignes de partage mais elles sont toujours l’expression d’un artefact et d’un conflit humain (un traité, un rapport de force). Et a fortiori à l’époque des tunnels, des avions ou des ponts suspendus – et surtout de la Banque d’Investissement Européenne qui peut financer les travaux d’ingénierie civile les plus improbables.
De ce point de vue, par exemple, il n’y a plus de véritables frontières dans l’Union Européenne: il reste des territoires pour lesquels la différence de gestion administrative découle de l’époque des États nations – les distinctions culturelles et linguistiques ne sont pas toujours très claires, nombreuses sont les zones de flou qui apparaissent aujourd’hui bien plus nettement encore qu’hier. C’est qu’il ne subsiste presque plus rien des vieux conflits qui avaient motivé les anciens tracés.
La question des limites extérieures est évidemment plus pertinente: que reste-t-il des conflits qui motivent les contours actuels de l’Union? Sans doute pas grand chose… S’il est évident qu’une forteresse Europe se dresse aujourd’hui, plus compliqué est de comprendre quel ennemi réel prêt à une invasion barbare est à ses portes. Bien sûr, il y a ce fantasme de «toute la misère du monde» que nous ne saurions accueillir… et que nous n’avons par ailleurs jamais
accueilli: dans les faits et les chiffres, 10 à 15% de la population mondiale réfugiée ou déplacée affluent vers l’Europe et pas plus! Ensuite, il resterait l’héritage du communisme. Il ne semble plus poser de problèmes insurmontables ou inquiétants… Que reste-t-il alors? Les Sarrasins!
Si l’on conjugue l’entêtement à maintenir les limites de l’Union aux frontières de la Turquie –sous prétexte des racines chrétiennes de l’Europe et comme si l’Europe n’avait pas depuis des siècles une dimension musulmane– avec le dispositif de lutte contre l’immigration, on pourrait se demander, sérieusement, si le projet européen n’est pas en train de prendre la tournure d’une croisade? L’Europe se construirait alors comme une de ces forteresses chrétiennes qui avait pour but de résister aux invasions mauresques.
Face à cette logique un peu absurde et pas très innovatrice, esquissons une perspective bien plus sérieuse, celle de la minorité (européenne) Rom et Tsigane qui se déclare en même temps «nation sans territoire» et «peuple européen» -et qui revendique être partout chez eux en Europe. Ils interpellent directement les frontières extérieures de l’Union et leur étanchéité: ils vivent au Kosovo ou en Roumanie, en Turquie ou en Bulgarie et sont orthodoxes, musulmans ou chrétiens. Ils se réclament directement citoyens européens, sans cocher la case «nation»: « En réalité, nul n’ignore qu’à moins de retomber dans des politiques eugénistes, exterminatrices ou assimilationnistes que l’histoire a déjà condamnées, l’Europe ne se fera pas sans les Roms et, partout où sont les Roms, se pose et ne cessera de se poser la question de l’Europe et singulièrement celle de ses frontières![*] »
Merci pour ces infos